Musique et société
Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique
Ravel en relève soigneusement la forme en rondeau, le rythme 6/8, la tonalité de mi dont il minorise le mode.
Certes la broussaille des altérations ravéliennes – septièmes majeures, appogiatures, notes de passage chromatiques - ne doit rien au diatonisme clair de Couperin. Mais les basses, chez les deux musiciens, commencent par dégringoler. Mais le rythme qui caractérise la Forlane du
Tombeau revient quatre fois, à une double croche près, sous la plume de son maître. Mais ce contour mélodique s'inspire évidemment de celui de Couperin.
Mais ces quelques notes du XVIIIe siècle, haussant leur registre, faisant boiter leur rythme, renversant leur tierce,
engendrent l'exquise et tombante arabesque que voici :
Les mesures suivantes méritent encore d'être comparées :
Elles ont même armature, même mélodie réitérativement balancée sur les mêmes degrés, même basse qui hésite à choisir sa note... Quant à la boîte à musique qui sert de coda à la forlane de Ravel, sa pédale de mi a beau changer d'octave, comment nier que celle du dernier couplet de Couperin que l'on vient de citer lui ait servi de modèle ?
Son effet drôlatique tient à l'alternance de deux harmonies – accords de sixte chez Couperin, septième et neuvième de dominante chez Ravel, lequel va jusqu'à conserver les basses même du maître dont il s'inspire. Il tient à la faible amplitude de l'oscillation mélodique, à son rabâchage mécanique. Déjà ses notes d'ornement faisaient greloter de vieillesse la serinette de Couperin ; elle se désaccorde et se détraque un peu plus alors que le musicien moderne, la hissant vers l'aigu, jette à plaisir dans ses rouages le sable des dièses, des bécarres et des petites notes.
Inscrivons encore le troisième couplet de la moderne Forlane au-dessous du premier
couplet de l'ancienne. L'armure, les chutes de sixtes ou de quintes, la répétition de leurs notes, la broderie qui leur succède, leur rythme syncopé, l'accentuation de leurs pincés : avec une puissance magistrale, Ravel exploite toutes les données couperiniennes.
Comme ces murailles que les villes menacées élèvent dans la précipitation, sa Forlane est construite de matériaux réemployés. Elle n'en surpasse pas moins celle dont elle use comme d'une carrière. Sa forme rondeau mâtinée de Lied, sa mélodie au chromatisme geignard, le maniérisme acidulé de ses harmonies font oublier leur modèle. La Forlane du Tombeau de Couperin de Maurice Ravel touche ici à la nostalgie, ailleurs à l'espièglerie, plus loin à la grandeur tragique, non celle qui l'inspire. Au moyen du pastiche, occasion de métamorphose, de mystification, d'ascétisme, d'ingéniosité, au moyen du pastiche qui lui sert de tremplin, l'originalité créatrice de Ravel prend magnifiquement son essor.
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