Il est nécessaire d'activer le Javascript pour naviguer sur ce site.

   Musique  et  société

Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique

 

II.- Les thèmes majeurs de ce drame sonore

 

A/ Les deux gammes descendantes 

Les deux gammes qui, lento assai, ouvrent la sonate de Liszt équivalent à sa carte d'identité sonore. La première est une gamme grégorienne,

La sonate de Lizst - lento assai

celle de l'hypo-phrygien antique que notre mode de mi recopie.

À l'instar de notre gamme majeure, elle comprend 2 fois 1 ton + ½ ton + 3 fois un ton + ½ ton, sans aucune seconde augmentée. Précisons que cette gamme et toutes celles qui suivront sont notées par Liszt sous forme descendante. Tel était l'usage dans l'Antiquité qui voyait le monde s'abîmer d'âge d'or en âge du bronze, puis en âge du fer. Ce serait paraît-il les chrétiens qui, souhaitant bâtir la Cité de Dieu sur terre, nous auraient communiqué l'habitude optimiste de « monter » la gamme. Avec ses quatre demi-tons et ses deux secondes

La sonate de Lizst - quatre demi-ton

augmentées, la seconde de ces échelles de notes est dite hongroise, voire tzigane. Par la première, Liszt s'affirme catholique ; il est d'ailleurs quotidiennement pratiquant ou presque. Le mode de mi plagal est souvent associé à la prière intérieure et à la contemplation Par la seconde, quoique sa mère soit autrichienne, il se revendique hongrois De fait, il naquit en 1811 dans le village de Raiding (Dobrjàn), sur les terres hongroises du prince Esterhazy. Son père en était le régisseur en même temps que le second violoncelliste de sa chapelle. Tout jeune, interdiction lui est faite d'approcher ces tziganes qui campent aux limites de son village, vu leur réputation de voleurs d'enfants et de musiciens hors normes. Mais Liszt a beau ne pas savoir le hongrois, il a beau être imprégné de culture française et allemande plus que de traditions magyares, ses Rapsodies ont beau n'être que des pots-pourris de thèmes qui n'ont parfois rien à voir avec la Hongrie, la musique étrange, provocante, brûlante des tziganes l'attire et, toute sa vie, il la considérera comme faisant intrinsèquement partie de son originalité musicale. Liszt ignore bien-sûr que les tziganes ne sont arrivés en Hongrie qu'au XIVe siècle, sans tradition musicale propre et que l'originalité attribuée à leur musique leur vient de leur pays d'accueil, non de leur propre fonds. Mais pour lui, ce folklore échappe aux règles des écoles de musique. Il rajeunit les vieilles musiques occidentales qui l'accueillent. Les nantis de la musique civilisée peuvent grâce à lui rencontrer l'âme populaire. De façon plus générale, les gammes que Liszt note dans sa sonate prouvent qu'il sait que les échelles de notes sont plurielles, qu'elles sont affaire de convention, de culture, d'époque. Bref, il ajoute ici au mode de mi, qui nous est familier du fait de ses deux demi-tons et de son absence de seconde augmentée, la gamme dite hongroise, riche de ses quatre demi-tons et de ses deux secondes augmentées. Donc palette de couleurs sonores enrichie et, comme la suite le montrera, largement ouverte. La sonate de Liszt se trouve en effet scandée et même unifiée par six gammes au total, présentées à nu, en valeurs lentes : deux au début, deux au milieu pour amorcer la réexposition et deux à la fin. D'entrée de jeu, son compositeur exprime la dualité de son âme et, selon mon sentiment, la dichotomie de la société de son temps : l'échelle de notes des privilégiés du savoir, de la fortune, du pouvoir et de la bien-pensance en premier, et après elle, celle du peuple ignare, démuni, impuissant malgré ses colères parfois redoutables.

1     2     3     4     5     6     7     8     9     10     11     12    

2 Il n'en est pas moins affilié, comme Mozart et comme Beethoven, à la franc-maçonnerie : la loge de Francfort baptisée « De l'Union » l'accueille, puis celle de Berlin, « De la Concorde » en février 1842.