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   Musique  et  société

Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique

La Sonate en si mineur de Liszt

Une tentative d'analyse psychologique et sociale

 

Lizst

I.- Un compositeur au cœur d'une société et d`'une époque

 

A/ Franz Liszt à Weimar, en 1853

Cette sonate date des années 1852-53. Liszt l'achève le 2 février 1853 et Hans von Bulow la créée à Berlin le 22 janvier 1857. Ce pianiste, élève de Liszt, devient cette année-là le premier mari de Cosima, la fille du compositeur et de Marie d'Agoult.

Depuis la rupture définitive de sa relation avec la comtesse d'Agoult en 1844, Liszt vit à Weimar où il occupe les fonctions de maître de chapelle du grand-duc Charles-Friedrich. Sa nouvelle maîtresse, Carolyne Sayn-Wittgenstein, s'est échappée de Russie avec sa fille Marie. Liszt leur a loué en 1848 la vaste demeure de l‘Altenburg ( le vieux château-fort ) sur les hauteurs boisées de la ville. Il finira par quitter l'hôtel où il est descendu et s'installera, lui-même et ses multiples pianos dont le dernier des instruments joués par Beethoven, dans une des ailes de ce château. Naturellement la haute société weimaroise refuse de recevoir la princesse adultère qui ne parvient pas plus à obtenir son divorce des autorités religieuses de Russie ou de Rome, que la restitution par le tsar de ses biens confisqués, malgré l'intervention de la grande-duchesse Maria-Paulownia qui n'est autre que la propre sœur de Nicolas 1er.

Carolyne Sayn-Wittgenstein est une personnalité haute en couleurs. Quoique d'origine polonaise, elle est brune comme un pruneau. Elle fume de gros cigares. Elle est d'une intelligence fascinante, d'une culture ébouriffante, d'un catholicisme enragé, pontifiante au-delà du possible et, pour finir, d'une activité désordonnée. Elle est curieuse de tout, elle pose des questions à tous. Son bavardage est invraisemblable. Elle joue les pauvresses avec ses magnifiques bijoux et son armada de serviteurs : elle se plaint, tout en menant grand train, de n'avoir pu émigrer qu'avec deux millions de roubles ! La princesse accumule les dettes en parlant de son « douloureux provisoire ». Elle est passionnément éprise de Liszt. « Tu es ma vie, mon immortalité et mon éternité »,  lui écrit-elle dès qu'il s'absente quelques jours. Et Liszt, sur la même longueur d'onde, confie : « elle est le firmament de ma pensée, la prière vivante et le Ciel de mon âme. » La princesse Carolyne Sayn-Wittgenstein remue ciel et terre pour régulariser sa situation conjugale. Son mariage avec Liszt est annoncé, préparé, puis reculé. Le prince Sayn-Wittgenstein décède. Liszt achète deux alliances. Surprise ! La princesse refuse à présent le mariage. En 1859, elle interprète la mort de Daniel, le fils de Liszt et de Mme d'Agoult, comme un avertissement du Ciel et, en conséquence, décide de se consacrer à Dieu.

Liszt, lui, s'accommode de cet amour libre. Ni son travail, ni sa composition, ni ses concerts, ni ses élèves, ses voyages ou ses passades amoureuses (il estimait qu'il n'y avait de fidélité que du cœur) n'en souffrent. Pas davantage ses conversations et ses prières quotidiennes avec la princesse sur deux prie-Dieu jumeaux. L'essentiel de leurs revenus tient aux fonctions de Liszt, maître de chapelle du grand-duc de Weimar, car, lui qui a inventé en Angleterre, en juin 1840, le mot et le contenu de ce one man show qu'est le récital moderne, il a mis fin à sa carrière de virtuose en 1847.

Tandis qu'il compose sa grande Sonate en si mineur, sa mère se casse une jambe. Il court la chercher à Paris, elle, son petit chien et ses canaris. Elle est du genre matrone dévote et pleurnicharde, mais il l'accueille à l'Altenburg auprès de sa maîtresse, en ces années 1852-53. Une fois guérie et renvoyée à Paris, Liszt lui confiera la charge de ses trois enfants dont il dispute l'éducation à leur mère, en désaccord avec leur mère, poussé par la princesse qui déteste la comtesse d'Agoult. Ajoutez à ces tracas et ces occupations personnelles, la vie sociale et musicale de Weimar où la ferveur goethéenne est incontournable et vous aurez une idée de la vie de Liszt à cette époque.

Le père du grand duc, Charles-Auguste de Saxe-Weimar, avait invité Goethe,en 1776, à s'installer dans ses États. Depuis, la ville est toute entière à la dévotion de l'écrivain génial. En 1851, âgée de soixante-sept ans, sa grande amie, Bettina von Arnim y arrive pour un séjour de trois mois. Liszt, dont Faust est quasiment le livre de chevet depuis que Berlioz le lui a fait découvrir dans la traduction de Gérard de Nerval en 1830, la rencontre plusieurs fois. Il souhaite créer à Weimar une Fondation Goethe et s'en ouvre au grand-duc qui en retient l'idée. Ainsi sont représentés à Weimar sous la direction de Liszt La Damnation de Faust de Berlioz et le Faust de Schumann ainsi que sa propre Faust-Symphonie. Le chef-d'œuvre de Goethe ne quitte pas le compositeur, on l'a dit, mais le retient aussi le Faust de Lenau (1836), dont le héros inféodé au diable finit par se suicider.

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