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   Musique  et  société

Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique

Le Sacre du printemps  et le massacre de 1914 -1918

C'est en 1910 que Stravinsky commence à rêver d'un spectacle dont le sujet tournerait autour d'un sacrifice humain. Il imaginait une sorte de rite païen ancestral : au centre d'un cercle de vieux sages, la danse sacrale de la jeune fille dont la mort déclencherait la renaissance des forces fécondantes du printemps. Nicolas Roerich, archéologue réputé et spécialiste de la préhistoire des Slaves, aide Diaghilev et Stravinsky à mettre au point l'argument du ballet. La première représentation du Sacre a lieu le 29 mai 1913, au Théâtre des Champs Elysées de Paris alors flambant neuf. On sait quel scandale mémorable ce fut. Non seulement l'agressivité des percussions de l'orchestre était inouïe et les blocs harmoniques extrêmement dissonants, mais la rythmique de Stravinsky, asymétrique, à la fois répétitive et constamment variée, n'avait plus rien à voir avec les 2/4 et les 3/4 réguliers, les croches par deux ou la croche pointée double des musiques antérieures, y compris celles de Petrouchka. En outre, Nijinsky exigeait que ses danseurs tournent la pointe de leurs pieds en dedans. Sa chorégraphie prenait la sacro-sainte tradition à rebrousse-poil. En vérité, l'œuvre était brutale, barbare et révolutionnaire de propos délibéré

Le Sacre du printemps - le compositeur caricaturé devant Diaghilev et Cocteau.

Pourquoi ? Parce que le moment la suscitait telle. En effet, depuis 1907, l'Europe est scindée en deux blocs ennemis : Triple alliance contre triple entente. D'un côté l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie et l'Italie ; de l'autre, la France, la Russie et la Grande-Bretagne. Surtout, les visées concurrentes de l'Autriche et de la Russie sur les Balkans où s'effondre l'autorité ottomane s'ajoutant au contentieux franco-allemand concernant l'Alsace et la Lorraine font pressentir une conflagration générale. François-Joseph ne veut à aucun prix d'un nouveau Sadowa qui a valu à la Hongrie sa relative autonomie. La Russie que les Japonais viennent de mettre KO sur terre et sur mer et dont la révolution de 1905 vient d'ébranler un peu plus le régime, a besoin d'une victoire. Ces deux puissances veulent la guerre et leurs alliés les suivent. La France, si elle se désolidariserait de la Russie, perdrait son soutien en cas de conflit avec le Reich. Bref, toute l'Europe court aux armes. En 1913, l'Allemagne peut aligner 800 000 soldats et la France lui en opposer 750 000. Les Autrichiens et les Russes réorganisent et augmentent également leurs effectifs militaires. L'air sent la poudre. Les sacrifices humains se préparent. Pour les vieux sages de la politique européenne, la guerre est inévitable. Le sang ne coulera pas longtemps, mais il faut que les cités rivales se battent.

Il le faut d'autant plus qu'à l'intérieur de chacune d'entre ces cités-nations, les conflits sociaux inquiètent les gouvernements et les classes qui les soutiennent. Les députés socialistes entrent massivement dans les parlements de chacune. Les oppositions politiques et les antagonismes ethniques s'enveniment. Seul un appel aux armes, seule l'urgence de défendre la patrie parviendraient à rassembler les groupes désunis et réconcilieraient les citoyens de chaque pays. Du sacrifice sanglant, le printemps européen pourrait renaître. Sacralisons les patries, christifions ceux qui mourront au champ d'honneur pour laver les péchés du monde, et les nations rivales seront sauvés, ou du moins leurs classes dominantes. Telle est l'interprétation nouvelle des historiens, tels Arno Mayer. N'est-il pas troublant de voir Debussy lui-même accepter, en 1910-11, de traiter un sujet pareillement sacrificiel (cf. son ballet Khamma) ?

Le Sacre du printemps - 1914 front italien.

Soulignons par ailleurs le fait suivant : les orchestres les plus réputés − le philharmonique de Berlin par exemple − eurent du mal, ils mirent du temps à savoir jouer la rythmique stravinskienne. Avec le Sacre du printemps et avec le jazz, la musique contemporaine entrait en scène, parce qu'entrait en scène en même temps qu'elle une nouvelle ère dans la civilisation européenne : le corps, la mentalité même des Occidentaux changeait. Progrès ? Retour à la barbarie ? La vie humaine n'a plus de valeur en soi. Le goulag, la shoah pourront devenir légaux. Tels les instrumentistes du philharmonique de Berlin, nous sommes encore aujourd'hui nombreux à ne pas nous sentir à l'aise dans ce monde génialement pressenti par le grand Igor.