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   Musique  et  société

Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique

Pelléas ou la dénégation d'une répression sanglante

Si nos hypothèses tiennent debout, Pelléas doit lui aussi être doté d'un motif sonore significatif.

Disons d'emblée que ce thème n'a pas l'immobilité ni l'étroitesse de celui de Golaud. Il évoque la jeunesse, la grâce, la fraîcheur, comme celui de Mélisande. D'ailleurs Debussy rapproche musicalement ces deux personnages: Pelléas est un ténor, Mélisande un soprano ; et leurs voix jumelles fuient, plus qu'elles ne les recherchent, les limites extrêmes de leur registre. Parmi les intervalles mélodiques qui distinguent le leitmotiv de Pelléas, nous reconnaissons la seconde qui caractérise particulièrement Golaud et la tierce qui caractérise particulièrement Mélisande. S'y ajoute la quarte. Récapitulons. Le thème de Golaud recourt à un seul intervalle. Ceux de Mélisande et des pauvres en utilisent deux : leur position est intermédiaire puisqu'ils sont des pommes de discorde entre les deux frères. Enfin le motif de Pelléas comprend TROIS types d'intervalles différents, et sa mesure est à TROIS temps. Ce surcodage mystique nous intrigue d'autant plus que le leitmotiv associé à la mort, dans Pelléas et Mélisande, fait lui aussi appel à TROIS intervalles, dont la double quarte qui est comme attachée à Pelléas.

Pelléas - leitmotiv de la mort

Qu’est-ce à dire ? L'emblème sonore de Pelléas danse sur ses neuvièmes de dominantes, avec une légèreté proche de l'état d'apesanteur. Debussy désigne son jeune héros comme devant être le premier à quitter cette terre...

Nous l'avons dit : la jalousie amoureuse de Golaud est probablement là pour nous égarer. Car - voyez Etéocle et Polynice - la rivalité fratricide est une euphémisation traditionnelle de la guerre civile. À cet égard, le leitmotiv de la grotte marine est éloquent, qui résonne au point de faire trembler Mélisande.

leitmotiv de la grotte.gif

Il juxtapose au rythme binaire/ternaire et à la cellule pointée de Golaud la quarte de Pelléas. Déjà il fait s'empoigner les deux frères. Plus encore que dans les souterrains du château il est vrai, ce qui motive leur haine s'étale dans cette grotte : la pauvreté, sur laquelle ils portent un regard divergent. Golaud surveille les brèches que les prolétaires en colère ouvrent dans les murailles du château ; il les colmate; il tâche de faire accepter aux idéalistes le prix de l'ordre dont ils jouissent et, s'ils s'obstinent dans leur irresponsabilité charitable, il les liquide au nom de la raison d'État ; eux, descendent et redescendent dans les bas-fonds sociaux ; ils y découvrent les laissés-pour-compte de l'ordre établi et comprennent pourquoi ils le désapprouvent.

La parabole des souterrains et de la grotte marine

Voyons les choses telles qu'elles sont, les souterrains du château et la grotte littorale communiquent. Leur parabole illustre les deux points de vue opposés dont on peut observer la même réalité lorsqu'on s'avise de plonger au-dessous des apparences sociales. L'odeur de mort qu'on respire dans le manoir provient des cadavres qui se putréfient à l'autre bout du tunnel. Quoique époux, quoique frères l'un de l'autre, Mélisande et Golaud, Pelléas et Golaud sont aux deux extrémités de cette caverne allégorique. Dans la lutte sociale, leurs options s'affrontent. À travers eux, leurs camps se menacent d'extermination. Seulement c'est Golaud qui tue Pelléas, et il ne tue que Pelléas. Démontons cette énigme.

À en croire Jean Lorrain, les Pelléastres de la première heure étaient de beaux jeunes hommes style fin de race, avec des allures d'homosexuels distingués. Des idéalistes en quête d'extases. Nous dirions : des inadaptés sociaux de haut vol. L'implacable développement des techniques et l'intolérable existence d'un prolétariat à la fois misérable et revendicatif leur font mal. Comme eux, Maeterlinck et Debussy sont épouvantés par les progrès du machinisme. Eux aussi ont simultanément peur et pitié des pauvres. Seulement ni les uns ni les autres ne sont des paysans défendant leurs racines. Et s'ils plaignent les humbles, ils ne sont pas - ou ne veulent pas être- nés parmi eux. Le sujet et l'esthétique conviennent à cette fraction de la bourgeoisie qui souffre de l'ordre économique et social dont elle est pourtant la fille. On ne sait en quel lieu ni en quel temps se situe l'action du drame. Mais la technique n'a pas encore bouleversé le monde - Dieu merci ! Et le malheur des temps n'y peut être imputé à la bourgeoisie qui n'existe pas ! Maeterlinck a repris à son compte les fantasmes médiévaux des réactionnaires: sans doute préfère-t-il oublier la responsabilité de sa propre classe dans les inégalités sociales de son temps. Debussy, lui, a besoin d'oublier ses origines populaires et communardes. Donc il ampute le drame à la fois sentimental, mystique et social de Maeterlinck de ses dimensions collective et populaire.

Les servantes quasiment éliminées du drame du Débussy

Les serviteurs disparaissent des salles basses du château où la lumière ne pénètre que par des soupiraux. Le travail de sape auquel leurs militants révolutionnaires se livrent en cachette disparaît également. Et jusqu'à la quenouille de Mélisande, jugée sans doute trop roturière.

Dès lors le drame lyrique de Debussy entrelace les fils de sa poésie éthérée et de son amour de vitrail. Sa tragédie se réduit à une épure. Ses chanteurs sussurent sur fond d'or. Un art d'un tel raffinement supprime pour ses amateurs l'inacceptable réalité. Il les confirme dans la sublimité de leur goût et de leur essence sociale. Bien sûr son manque de " grandes expansions orchestrales " et ses " situations dramatiques désamorcées " interdisent à Pelléas les succès de foule. Mais c'est précisément ce que souhaitait Debussy. Le cercle des happy few qui l'applaudissent lui était une garantie de qualité esthétique et sa musique légitimait en retour leur élitisme exquisement égoïste et tristement menacé.

Pelléas ou La distinction en matière de drame lyrique

Naguère Meyerbeer et Verdi écrivaient "gros". Parce que la bourgeoisie en était alors à faire ses classes. Parce que les afféteries et les métaphores chichiteuses sentaient trop leur aristocratie détestée. Enfin parce que les barbares de l'intérieur étaient trop loin de l'étage noble pour qu'il soit prudent d'y chuchoter. Dans les années 90, les distingués sociaux n'ignorent plus rien des finesses de la culture. Rien, non plus, des horreurs du monde où ils vivent et des soupçons grandissants des masses. Ils souhaitent donc qu'on les aide, non pas à nier ce qui est, mais à le voir sous un jour supportable. À l'enrober de rêves ou autres mousselines. Le vacarme naturaliste leur fait horreur. Il ne se plaisent qu'aux échos du réel tamisé par la brume, à ses reflets dans l'eau... Bref, l'art et l'artiste doivent désinformer tout en informant. Maeterlinck et Debussy y réussissent spectaculairement : ils absolvent quasiment Golaud du crime qu'il commet en scène. La mort de Mélisande ? Comme le meurtre de Golaud, c'est la faute de la fatalité. Elle ne provoque aucun événement inutile ; et Golaud n'est que son instrument.

Les victimes sont elles aussi choisies par elle. On ne les tue pas, c'est leur heure de mourir qui sonne. Rien de plus naturel pour Debussy que la mort de Pelléas : au moment où Golaud prémédite son assassinat, il l'annonce en inversant la quarte caractéristique du thème de la victime.

golaud et Pelléas.gif

Ainsi la vie du jeune premier n'est pas criminellement, ni prématurément tranchée. Elle achève son compte à rebours, jusqu'à retrouver la terre matricielle, conformément aux lois de la nature. Voilà tout. Au reste, si l'on veut que la morale soit sauve tout en refusant et le remords social et la révolution, il faut bien que la misère soit rachetée par quelques innocents. De ce marchandage mystique-là, les Pelléastres ont moralement besoin. Comme tous ceux que l'anticléricalisme, le positivisme et a fortiori le scientisme inquiètent au moins autant qu'ils ne les irritent. Mais naturellement ce mysticisme-là ne doit pas se révéler à eux pour ce qu'il est. Donc Maeterlinck et Debussy pipent habilement les dés. L'assassinat de Pelléas nous laisse indifférents, parce que l'écrivain a conçu Pelléas immature et falot exprès. Le compositeur lui-même se gausse de son manque de virilité : il a failli confier le rôle de Pelléas à un travesti! Au contraire, Maeterlinck s'arrange pour que Golaud épargne Mélisande dans le jardin nocturne où Pelléas lui donne son premier et son dernier baiser. Hasard? Et Debussy omet de nous signaler ce qu'il advient du cadavre. Hasard encore? Allons donc ! Golaud défend l'ordre en place et son droit de propriétaire à la pointe de l'épée, face à des adversaires aux mains nues. Le rendre odieux, faire de Pelléas un garçon sympathique, serait subversif ! Certes Mélisande que nous aimons doit disparaître elle aussi du château, puisque son cceur en refuse l'ordre sans soleil, l'ordre sans chaleur affective et sans lumière idéale. Mais elle ne doit mourir que du choc en retour de son émotion. On comprendra ainsi que le mal ne tient qu'à sa faiblesse de femme. À sa cervelle de linotte. A-t-on idée, aussi, de jongler avec son alliance au-dessus d'une eau profonde? Et qu'allait-elle faire dans cette grotte en bordure de mer? Pourquoi avoir dit à Golaud que la bague perdue s'y trouvait? Le même instinct d'autodestruction qui pousse les pauvres à venir s'endormir là où le flot montera et les noiera, entraîne Mélisande à commettre ces bévues suicidaires. Non, vraiment, Golaud n'est pas coupable.

Il est innocent de la mort de Pelléas et de la famine d'Allemonde, comme la bourgeoisie l'est de la répression de Fourmies ou de la condamnation de Dreyfus. Comme Debussy est aussi blanc que neige bien qu'il ait abandonné sa maîtresse et sa première femme dont les charmes l'ont entretenu : l’essentiel n'est-il pas de sortir indemne des souterrains sociaux et de respirer enfin ? Au bout du compte le génie de Maeterlinck et le génie-miracle de Debussy étaient indispensables pour réussir cette déculpabilisation générale et nous livrer ce message ambigu. Que les conservateurs se rassurent : l'ordre établi saura se défendre ! Que les idéalistes dont la charité sociale contrarie la survie de leur groupe pleurent et se réjouissent à la fois : ils doivent être éliminés, mais ils apitoient d'autant plus qu'ils se résignent au sacrifice auquel on les accule ; ce sont des boucs émissaires introuvables, dont les temps qui approchent auront besoin...

Je concluerai ainsi : Pelléas et Mélisande est probablement le produit culturel le plus achevé d'une France qui change de siècle. Inquiète de voir s'abîmer le monde agraire avec ses sociétés d'élite, leurs certitudes manichéennes et jusqu'aux hiérarchies de la grammaire musicale qui distinguait l'Occident, déchirée par ses dissensions politiques, sociales, philosophiques et esthétiques, la France de Maeterlinck et de Debussy demande encore au Moyen-âge féodal, au mysticisme, aux sonorités grégoriennes qui ne sont plus pour elle que pieux souvenirs, de panser ses blessures. Entrevoit-elle qu'un jour pourrait l'engager à choisir entre le fascisme de Golaud et le bolchévisme des saboteurs du château ? En tout cas, elle censure déjà le bolchévisme et ne tient pas rigueur à Golaud des atrocités de son règne. Pourtant le vide qu'il creuse autour de lui angoisse les admirateurs de Pelléas et Mélisande. Loin de s'affaisser comme nous dans un conservatisme revenu de toutes les valeurs, ceux-ci redoutent qu'il ne se trouve bientôt plus d'étourdis au grand cœur pour se pencher du haut des tours.

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36. Pour l'importance des intervalles dans le processus de composition de Debussy, cf. G. Amy, « La régie de l'intervalle dans la musique française d'après Debussy », XXe siècle, Images de la musique française, textes et entretiens réunis par J.-P. Derrien, SACEM et Papiers, 1985, pp. 117-128.

37. Golaud ne mentionne les victimes de la famine que pour déplorer leur mauvais effet au château. Cf. Debussy, partition de poche, pp. 277-278.

38. Ibid., p. 148-149. Non seulement Pélleas et Mélisande descendent dans la grotte où se trouvent les pauvres, mais ils sont décidés à récidiver.

39. Cf. J. Lorrain, «Les Pelléastres», Le journal, 22 janvier 1904.

40. Comme Saint-Saëns, Debussy redoute que le phonographe n'en arrive à remplacer l'art : «On entend les œuvres les plus célèbres aussi facilement que l'on prend un bock, ça ne coûte même pas dix centimes, comme les balances automatiques. Comment ne pas craindre cette domestication du son, cette magie qui tiendra dans un disque, que chacun éveillera à son gré... », Debussy, Monsieur Croche et autres écrits, introduction et notes de F. Lesure, Gallimard, 1971, p. 233.

41. Pour Debussy, voir M. Faure, Musique et société..., op. cit., pp. 52-59 et 107-116. Quant à Maeterlinck, Le trésor des humbles (1896) montre à la fois la sincérité et les limites de sa charité sociale.

42. De même que les aristocrates du début du XIXe siècle rêvent d'un moyen âge où la bourgeoisie qui les évince n'existe pas et où leur image de marque féodale est édifiante, Maeterlinck nous transporte dans un moyen âge antérieur à la bourgeoisie et à la révolution industrielle. Mais, en bon bourgeois qu'il est, il prend garde à ne pas trop l'idéaliser : le seigneur Golaud y tue son frère et la famine y décime les paysans.

43. Cf. M. Dietschy, La passion de Claude Debussy, La Baconnière, 1962, p. 19.

44. Cf. Maeterlinck, , acte V scène 1 : « Des enfants jouent devant un des soupiraux de la salle. » Ces soupiraux nous confirment dans l'idée que les salles basses du château où se tiennent les servantes forment le degré médian entre les appartements nobles et les souterrains. La métaphore sociale est parfaitement cohérente.

45. Ibid., acte III, scène 1 :
« Mélisande file sa quenouille au fond de la chambre ».

46. P. Boulez, " Miroirs pour " op. cit.

47. La Damoiselle élue et les Cinq poèmes de Baudelaire ne furent édités qu'à 170 et 150 exemplaires, afin de les préserver du vulgaire...

48. Du moins à peu de choses près. Mais ce thème ne tarde pas à se démarquer de celui qui lui a donné naissance puisque, dans l'avant-dernière scène du drame lyrique, il se présente sous une forme  modifiée : Méfiance de Debussy à l'égard de l'écriture»? Ou façon de nous suggérer, par cette succession de tierces et cette seconde, que Mélisande aussi va être frappée par la mort ?

49. Cf. L. Vallas, Claude Debussy et son temps, Albin Michel, 1958, p. 254, note 1. Debussy souligne que Pelléas " n'a rien des façons amoureuses d'un hussard ", et que «ses tardives résolutions viriles sont si brusquement fauchées par l'épée de Golaud qu'il n'y aurait peut-être pas d'inconvénient à cette substitution.».

50. À Fourmies, le 1° mai 1891, sept ouvriers gévistes tombent sous les balles des forces de l'ordre.

51. Cf. M. Faure, Musique et société..., op. cit., p. 37.

52. Cf. J. d'Almendra, Les modes, grégorien dans l'œuvre de Claude Debussy, Paris, 1950. Le seul des thèmes-personnages à être de couleur modale est le motif des pauvres. Ceux des deux amoureux utilisent les échelles traditionnelles de la tonalité. Au total, le plus moderne, le plus révolutionnairement destructeur, est celui de Golaud. Son trille, sorte de fondu-enchaîné où les sons se brouillent, son harmonisation qui repose sur la gamme par tons, ouvrent toutes grandes les portes d'un monde sonore inouï. Cependant c'est peut-être du fond des souterrains aux piliers lézardés que monte la musique la plus surprenante...