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   Musique  et  société

Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique

PELLéAS : LA TRAHISON SOCIALE AU château (1979)

Plus une œuvre musicale nous tient sous le charme, plus il nous est difficile de l'étudier scientifiquement. Ses iconoclastes eux-mêmes viennent faire cercle autour d'elle. Et si nous l'analysons à la lumière de l'époque et du public qui lui ont permis de naître et d'exister, nous ne sommes pas sûrs d'échapper à notre fétichisme. Raison de plus pour tenter l'aventure.

Mélisande ou la mauvaise consience sociale

Debussy élimine systématiquement de son drame lyrique les scènes ancillaires qui auraient excité l'inspiration de Moussorgsky. Pierre Boulez le remarque. Voici notre explication. Debussy n'est pas fils de propriétaire comme Moussorgsky. Les trois serviteurs qu'il engagera au faîte de sa gloire témoignent bruyamment de l'humiliation sociale de son enfance. Sur le plan esthétique Debussy ajoute la dénégation du réel à la revanche sociale. Son Pelléas et Mélisande est essentiellement celui des princes et des princesses. On y mène la vie de château parmi les jardins et les fontaines de marbre. Il faut un détail, comme dans les photos truquées, pour deviner qu'il y a supercherie. Le voici. De mystérieuses servantes entrent en scène à la fin du drame lyrique. Dans la pièce de théâtre, les servantes font partie du château. Elles y travaillent dans les salles basses en se racontant ce que leurs maîtres taisent. Elles lavent le sang qu'ils répandent. Trois fois elles apparaissent en scène et cette arithmétique symbolique renvoie au trio des pauvres qui agonisent à l'entrée de la grotte. Elle renvoie aussi à Mélisande : Golaud la traîne à terre par les cheveux en lui faisant dessiner

- À droite et puis à gauche !
- À gauche et puis à droite !
- Absalon ! Absalon !
- En avant ! en arrière.

le signe de la croix. En clair, Mélisande est la sœur des servantes et des pauvres. Elle fait partie comme eux des sacrifiés.

La symbolique christique et sociale du chiffre 3.

Certes, il n'est plus de mode aujourd'hui de discourir sur la lutte des classes. Le marxisme est pour l'heure discrédité. Mais les Français ont néanmoins vécu, de la Révolution à la guerre d'Algérie, sous la menace persistante de la guerre civile. Au cours de la décennie 1891-1902 où Pelléas et Mélisande voit le jour, les affrontements se multiplient. Dreyfus est condamné une première fois en 1894. Cette année-là, les anarchistes atteignent la personne même du président de la République. La deuxième internationale existe depuis 1889. La C.G.T., depuis 1895. L'idée de la grève générale fait son chemin. Pour beaucoup, la société est sur le point d'exploser. Comment résoudre la question sociale ? s'interrogent Maeterlinck, Debussy et leurs amis -Arthur et Lucien Fontaine, Paul Desjardins, Erik Satie... Ils répondent : par le mysticisme et par la charité. Erik Satie annonce clairement la couleur de leur idéologie : les pauvres

se permettent des aspirations indécentes et c'est blâmable. Leur état est la voie de leur salut, ils n'ont pas à s'en détourner. Jésus est né pauvre pour leur apprendre à se résigner et à se taire, et non pour leur inspirer d'incroyables récriminations. Leur infortune est un immense et honorable bienfait, elle les rapproche, eux pécheurs, du Fils de Dieu. Que veulent-ils donc de plus ?

En pratique, Satie est loin d'être aussi odieusement conservateur. Il s'efforce, en masochiste mystique qu'il est, de racheter l'iniquité collective de son temps. Il descend dans les cavernes sociales où il s'identifie aux misérables, comme Mélisande descend dans la grotte qui s'illumine de lune et de glissandi de harpes opportuns pour que ses yeux se dessillent. L'insoutenable découverte des pauvres l’y frappe en plein cœur. Pelléas lui explique qu' « une grande famine désole le pays ». Emue et épouvantée, elle recule. A-t-elle mauvaise conscience ? Entrevoit-elle ce que son destin a d'analogue au leur ?

Réfléchissons. Mélisande possédait une couronne : elle s’en est débarrassée. Bientôt, dans une fontaine aussi, elle laissera tomber sa bague conjugale. Ainsi, elle se dépouille ; elle se déclasse ; elle n'expose pas seulement son statut affectif et matrimonial : elle était vêtue comme une princesse au moment où Golaud l'a découverte), pourtant elle s'est enfuie. Mélisande avance volontairement vers le dénuement absolu. Face à Golaud qui décline sa généalogie et son pays, elle déclare tout simplement venir d'ailleurs. Autant dire qu'elle répudie sa terre natale ; son père et sa mère ; ses amis, ses amants ou ses maris. Elle abolit d'un trait son passé. Elle s'évaderait de la Terre si son heure était venue. L'Étranger de Baudelaire lui ressemble, qui regarde avec envie « les nuages qui passent ». Lui convient aussi le signalement mythologique et romantique du Peuple, à la fois étranger, anonyme, déchu, traumatisé et sans patrimoine. À mon sens, Mélisande est la fille tardive du mysticisme quarante-huitard.

Mélisande, un agneau pascal promise à l'abattoir

Son innocence, sa capacité d'aimer et de souffrir l'assimilent au Christ, cet autre roi volontairement sans couronne. C'est-à-dire à l'agneau pascal. Maeterlinck et Debussy le suggèrent en mettant en scène des moutons qui « pleurent » parce que leur berger ne les ramène pas à l'étable : il les conduit à l'abattoir. Comme les trois pauvres, comme Pelléas, comme Mélisande, ces moutons sont des victimes sacrificielles.

Debussy a parfaitement compris ces équivalences. Il souligne musicalement la parenté qui unit Mélisande aux pauvres en illustrant la détresse de ces derniers par le renversement des quatre premières notes du motif emblématique de Mélisande:

Mélisande et pauvres

Leur dénuement moral et leur mort sans raison les rapprochent ? Donc leurs leitmotive se composent des mêmes intervalles, secondes et tierces. Le monde de la pauvreté est l'envers de celui de la richesse ? On s'y éteint, on s'y essoufle et personne ne s'en soucie ? Donc le motif du trio crucifié est renversé par rapport au motif de Mélisande. Il est plus terne et plus court. Il n'apparaît qu'une seule fois. Sa couleur modale insinue que la misère est indéracinable puisqu'elle est immémoriale. Et son rythme ternaire corrobore le codage christique que nous signalions tout à l'heure. Combien le motif de Mélisande au contraire, est brillant, développé, omniprésent dans la partition ! Il est libre de changer de robe. Libre d'aller et de venir sur les mers, parmi les forêts, les terrasses et les appartements du château. Libre de monter, de descendre, de remonter sur la portée... À vrai dire, il descend surtout, sur près de deux octaves :

retour du rossignol

Et voilà d'où vient tout le mal. Mélisande se penche du haut de la tour. Mélisande s'incline au-dessus du bassin de marbre. Mélisande descend vers la grotte littorale... Faut-il voir en elle la tentation de la chute? Faut-il rapprocher son motif sonore de tous ceux qui dégringolent, dans la musique religieuse de la meilleure tradition, pour chanter l' Et "incarnatus" est ?

Maeterlinck nous tire d'embarras. Une quinzaine d'années après Pelléas et Mélisande et dans une autre œuvre théâtrale, notre héroïne ambiguë remonte en scène. Elle figure au nombre des prisonnières de son château. Ariane, la dernière des épouses du tyran, se met en devoir de délivrer les captives. Une révolution de croquants éclate à propos pour l'aider à maîtriser Barbe-Bleue. Malheureusement, les prisonnières refusent leur libération. Elles sont attachées à leur aliénation sans réveil. Barbe-Bleue équivaut ici au Minotaure qui exige son contingent annuel de victimes. Il équivaut à Golaud dont le labyrinthe caché est celui des bas-fonds sociaux. Tout naturellement, Ariane a pris la place de Thésée. Quant à Mélisande, elle s'en vient grossir la théorie des victimes.

1    2    3

1. Sur la difficulté d'une approche scientifique de la musique et sur la fonction des écrits qui habituellement la concernent, voir A. Hennion, Vibrations, n° 2, janvier 1985, pp. 8-15.

2. P. Boulez, « Miroirs pour Pelléas et Mélisande», plaquette-livret accompagnant l'enregistrement de cette œuvre réalisé chez C.B.S., avec ce chef au pupitre.

3. M. Faure, Musique et société du Second Empire aux années vingt autour de Saint-Saëns, Fauré, Debussy et Ravel, Flammarion, 1985, pp. 35-40.

4. Acte I, scène 1, acte V
scène 1 et 2.

5. La pièce de Maeterlinck a été créée aux Bouffes-Parisiens le 17 mai 1893. Le drame lyrique de Debussy, à l'Opéra-Comique, le 30 avril 1902.

6. Le 22 décembre 1894, Dreyfus est dégradé et déporté. L'affaire ne commencera véritablement qu'en novembre 1897. A. Dreyfus sera à nouveau condamné en août 1899.

7. Sadi Carnot est poignardé à Lyon, le 24 juin 1894, par Caserio. Une bombe, lancée par Vaillant, avait explosé en pleine Chambre des députés, le 9 décembre précédent.

8. La constitution de la Deuxième internationale est décidée à Paris, du 14 au 21 juillet 1889. Le création de la C.G.T. à Limoges, du 23 au 28 septembre 1895. Le principe de la grève générale est adopté à Nantes, du 17 au 22 septembre 1894.

9. Cf. tout particulièrement Paul Desjardins, Le devoir présent, Paris, 1892.

10. Ces lignes, signées François de Paule, sont vraisemblablement d'Erik Satie (mai 1895). Cf. E. Satie, Écrits réunis par O. Volta, éditions Champ-Libre, 1977, pp. 115-116 et 282.

11. Cette interprétation de la conduite pour le moins étrange de Satie s'est imposée à moi, tandis que je lisais le livre de V. Lajoinie, Erik Satie, l'Age d'Homme, 1985. Elle a le mérite de rendre compte d'un mysticisme conservateur qui vire à l'idéologie politique d'extrême gauche et à l'engagement social. Elle est en parfait accord avec la sensibilité du temps.

12. C'est précisément ce reproche de trop ouvrir les yeux que Golaud fait à Mélisande, à deux reprises. Cf. Debussy, Pelléas et Mélisande, acte I scène 1 et acte IV scène 2, partition de poche, pp. 18 et 283 : «.. Vous ne fermez jamais les yeux ? ... Fermez-les! fermez-les ! ou je vais les fermer pour longtemps ! ...».

13. Il s'agissait pourtant d'une couronne d'or. Le texte de Maeterlinck précise (acte I scène 3) : «Au moment où je l'ai trouvée, près des sources, une couronne d'or avait glissé de ses cheveux et était tombée dans l'eau. ».

14. Toujours selon Maeterlinck, acte I scène 3.

15. Cf. P. Bénichou, Le temps des prophètes, Gallimard, 1977, p. 423 et suivantes.

16. L'influence de Lamennais m'apparaît évidente ici. Dans Paroles d'un croyant (1843), le Christ n'est plus le Rédempteur unique : tout homme souffrant et se sacrifiant pour la bonne cause joue un rôle analogue au sien. Le dogme de la réversibilité des mérites, dont un ecclésiastique de mes connaissances m'assure qu'il n'existe pas avant le XIXe siècle, peut désormais récupérer la rédemption à des fins de pure conservation sociale

17 Pour les juifs et pour les chrétiens, l'agneau pascal est promesse tenue de sortie d'Égypte et de victoire sur la mort. Pour les fidèles de Maeterlinck et de Debussy, le sacrifice des pauvres, de Pelléas et de Mélisande, est espoir de monnayer la sortie de la forêt où l’on s’est perdu, des souterrains où la mort rôde, de la nuit où l'on erre en aveugles.

18. Maurice Emmanuel et Henry Barraud ont remarqué ce renversement sans en percevoir la portée. Cf. M. Emmanuel, Pelléas et Mélisande, Etude historique el critique, analyse musicale, Paris, 1926; et « Pelléas et Mélisande, commentaire littéraire et musical de Henry Barraud», L'Avant-Scène, mars-avril 1977, p. 52.

19. Cf. V. Jankélévitch, La vie et la mort dans la musique de Claude Debussy, La Baconnière, 1968, pp. 19-20; et C. Clément, L'opéra et la défaite des femmes, Grasset, 1979, p. 213 et suivantes.

20. Ariane et Barbe Bleue, conte en trois actes de Maeterlinck, 1901. Cette œuvre, mise en musique par Paul Dukas, fut créée à l'Opéra-Comique, le 10 mai 1907.