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   Musique  et  société

Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique

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L'art devance ici la réalité. Naturellement, la paix revenue, plus de sacrifices humains chez Stravinsky, mais les charmes de la commedia dell'arte et ceux de la rassurante tradition gréco-latine. Les bolcheviks sont maîtres de Saint-Pétersbourg. La peste rouge contamine Berlin . Une république soviétique s'autoproclame à Munich . D'urgence, il faut changer l'actualité. Diaghilev commande à Stravinsky un ballet dès 1919. Il lui offre à la fois un authentique argument napolitain du XVIIIe siècle et des copies de manuscrits de musique de Pergolèse, de Gallo, de Ghellini et de Parisotti. Pergolèse était le seul célèbre et sa Serva padrona de 1752, avait allumé le feu qui, attisé par les Encyclopédistes, avait incinéré toute l'ancienne Europe entre 1789 et 1917. La première représentation du Pulcinella a donc lieu à Paris, le 15 novembre 1920 . Voilà refermée clairement la parenthèse du siècle des révolutions par un retour aux bouffons de la Commedia dell'arte. Voilà l'odieux modèle socialement symbolique de la Serva Padrona renversé et remise d'aplomb la hiérarchie des maîtres et des serviteurs. Qu'au lieu d'échafauder des Internationales et obtenir de ne plus travailler que huit heures par jour, les subordonnés reprennent leurs rôles, sinon leurs masques de bouffons.

Donc retour au classicisme. Retour à Bach canonisé. Retour au folklore et aux citations. Canteloube, bien sûr ; mais aussi, avec beaucoup plus largement de chez nous, Honegger avec Voulez-vous manger des cesses et Trimazo et Jacques Ibert avec Sur le pont d'Avignon, Il pleut bergère, Nous n'irons plus au bois, Compère Guilleri ... Valorisation de la tradition. Retour au métier. Le contrepoint et la fugue à nouveau en odeur de sainteté. En effet, Ravel compose son Prélude et fugue du Tombeau de Couperin en 1917. Honegger, sa Fugue et Choral pour orgue la même année, ses Trois contrepoints en 1922 et son Prélude, arioso et fughette sur le nom de Bach de 1932 avec sujet droit, renversé et à l'écrevisse. La princesse de Polignac commande à Germaine Tailleferre un concerto dans le style de Bach. Naturalisé français en 1936, Stravinsky démarque lui-même le Grand Cantor avec son concerto Dumbarton Oaks (1938).

Néoclassicisme oblige, voici l'Antiquité gréco-latine de retour. Les romantiques la dédaignaient au profit des brouillards et des légendes nordiques. Les Six n'ont pas choisi leur saint patron au hasard : Éric Satie est l'auteur des Gymnopédies, des Gnossiennes, puis d'un Socrate (1919). Parmi ceux de son équipe, Milhaud met en musique Les Choéphores et L'Orestie ; Honegger, Antigone ; un des ballets d'Auric a pour sujet Phèdre. Par ailleurs, Roussel compose son Bacchus et Ariane ; Stravinsky, ses oratorios Oedipus Rex, Apollon musagète et Perséphone. Christiné et Willemetz y ajoutent leur grain de sel parodique en écrivant en 1918, un Phidias qui devient Phi-Phi.

Depuis, certains mélomanes assurent que notre musique reste comme glacée, que le néoclassicisme l'empêche de savoir et de transmettre ce qu'est l'émotion laquelle est pour elle un désordre. Bruno Moysan n'a pas tort de dire que notre système politique, lui aussi, sent le néo à plein nez, néo-orléanisme, néo-république opportuniste, néo-radical socialisme. Nos dirigeants d'aujourd'hui recherchent sans la retrouver cette apparente paix sociale qui permettait naguère aux Girondins et aux Montagnards de gouverner sans affrontements, barricades, jets de pierre ou semaines sanglantes.

Qu'on le veuille ou non, l'idéologie est au cœur de la musique que celle-ci soit classique ou populaire. C'est grâce à l'idéologie que la musique fait partie de l'histoire des mentalités et de l'histoire des sensibilités. Qu'elle les illustre. Mieux : qu'elle les écrive en collaboration avec tout ce qui se passe et tout ce qui évolue sans que nous en ayons forcément conscience.

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7. Le Sacre du Printemps, « Augures printaniers».

8. Du 6 au 11 janvier 1919.

9. Le 7 avril 1919.

10. La comédie musicale de Fauré, Masques et Bergamasques, dans le même esprit, est représenté pour la première fois à l'Opéra de Monte-Carlo, le 10 avril 1910.

11. Citons en particulier les cinq séries des Chants d’Auvergne de Canteloube (1924- 1930) et les chansons populaires pareillement harmonisées de Jeanne au Bûcher (1935) et de L’Aiglon (1937). Manifestement l’idéologie nationaliste de L’Aiglon d’Edmond Rostand (1900) reprend du service à la veille de la seconde guerre mondiale.