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   Musique  et  société

Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique

Le poids de l'idéologie gréco-romaine est tel que le premier opéra est un Dafne de Jacopo Peri. Il est représenté à Mantoue en 1598. À Paris, Mazarin fait représenter à Paris l'Orfeo de Luigi Rossi en italien, devant Anne d'Autriche et Louis XIV enfant. Rappelons que l'opéra français devra largement son existence à Lully, ce fils de meunier florentin, naturalisé en 1660, et que les opéras des siècles qui suivent la Renaissance empruntent la plupart de leurs sujets à la mythologie ou à l'histoire ancienne. Citons Le Couronnement de Poppée de Monteverdi, Alceste de Lully, Médée de M-A Charpentier, Castor et Pollux de Rameau, Didon et Enée de Purcell, Jules César de Haendel, Orphée et Eurydice de Gluck… L'air du temps, l'idéologie invisible d'alors donne une couleur italienne à toute la musique occidentale. Depuis, que de mouvements de musique désignés par leur tempi : andante, allegro, presto, adagio, appassionato… Que de changements d'intensité sonore ou de vitesse exprimés en italien ! Idéologie ultramontaine toujours, le nom de bien des formes musicales s'explique : oratorio, cantates, concertos ripieno puis pour soliste au fur et à mesure que se développe l'individualisme. Au temps de Mozart, le soliste rejoignait encore le tutti et en soulignait les basses. La fugue ? Songeons aux chasses à courre des seigneurs de la Renaissance. La course décalée des chasseurs et de leurs chiens inspire aux compositeurs la fugue et justifie son terme. Son unique motif renvoie métaphoriquement aux sociétés seigneuriales puis monarchiques, leurs contre-sujets n'étant là que comme le ban et l'arrière ban féodal pour ajouter force et prestige au du sujet princier. Que les Lumières se soient méfiés de la fugue, que Rousseau l'ait injuriée et que la Révolution l'ait rejetée est politiquement logique, sinon esthétiquement clairvoyant. Logique aussi sa rentrée en grâce avec le retour à l'ordre sous l'Empire et la Restauration puis, plus tard, au temps du néoclassicisme. La Sonate en trois mouvements du XVIIIe siècle ? Compte tenu de la société d'ordres de l'Ancien Régime et des travaux de Georges Dumézil , cette forme musicale doit être mise en rapport symbolique avec l'Aristocratie, le Clergé et le Tiers état. En général, le mouvement initial a grande allure (la Noblesse l'emporte sur le Clergé à dater du XVIIe siècle), le second joint les mains et confesse, le dernier danse ses rondos. Madame de Sévigné voyait les ouvriers réparant son toit en s'amusant comme de joyeux danseurs.

Autre idéologie qui influence la musique, celle du pouvoir politique. D'ailleurs, il suffit de voir l'architecture majestueuse et autoritaire des bâtiments que chaque ville importante ou moyenne consacre au théâtre lyrique entre les XVIe et XIXe siècles, de voir l'envolée des marches qui les précèdent et les sacralisent, et de prendre en compte la quasi obligation sociale d'assister à leurs représentations lyriques pour l'aristocratie, puis pour les bourgeoisies grande ou petite. On ne peut alors que reprendre le vocabulaire d'Althusser, l'opéra d'alors est bel et bien un Appareil Idéologique d'État, comme le sont les ministères de la Justice, de la Police, de l'Armée, puis de l'Instruction publique. Il est clair que les Lumières et la Révolution viennent changer les choses. L'idéologie bourgeoise apparaît à Naples avec la Serva padrona de Pergolèse, en 1750. La guerre des bouffons se propage chez Catherine II en 1782 avec Il barbiere di Siviglia de Paisiello. Elle atteint Versailles la même année où, malgré Louis XVI, son frère le comte d'Artois et sa femme, la reine Marie-Antoinette s'amusent à jouer les rôles de Figaro et de Rosine. À Vienne, en 1786, Joseph II commande à Mozart ses Noces de Figaro. Le Barbier de Séville de Rossini ne viendra que vingt ans plus tard, à Rome.

Le siècle qui suit la Révolution est celui du grand opéra historique à la française. Il s'agit d'interroger le passé pour comprendre ou pour orienter l'histoire en train de se faire. Le Fernand Cortez de Spontini (1809) couvre l'intervention de Napoléon en Espagne. La Juive de Halévy et Les Huguenots de Meyerbeer attestent la volonté de Louis-Philippe de rompre avec l'intolérance de la France, fille aînée de l'Église. Lucia di Lammermoor de Donizetti milite pour que les groupes sociaux ayant perdu le pouvoir se réconcilient avec ceux qui viennent de le conquérir. Le Nabucco de Verdi propulse l'Unité italienne. Son Don Carlos dénonce le pouvoir oppressif de l'Église au moment où celle-ci bute sur la question romaine et la France envisage de réduire le pouvoir des congrégations religieuses. L'idéologie anti-Lumières nous vaut le Der Freischütz de Weber en 1821, le Faust de Gounod en 1859, les Lohengrin, Tannhäuser, Parsifal de Wagner. L'idéologie romantique nous vaut encore La Danse macabre de Saint-Saëns, Le Roi Arthur de Chausson, Le Jongleur de Notre-Dame de Massenet et le Pelléas de Debussy.

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5. Georges Dumézil, Mythe et épopée, I : L'idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-européens, Gallimard, 1968.