Le grand historien Jacques Le Goff remarque qu‘entre le 7^e et le 12^e siècle, l'imaginaire occidental bascule d'une structure binaire vers une structure ternaire (3) . On pensait enfer-paradis /potentes- pauperes / laïcs-clercs. Or le purgatoire apparaît au concile de Lyon en 1274. Philippe le Bel décide de l'organisation de la société d'Ancien régime en trois ordres hiérarchisés en 1302 en réunissant les premiers États généraux. Désormais, on pense : enfer-purgatoire-paradis / clergé-aristocratie-tiers État / maiores-mediocres-minores / une foi, un roi, une loi. Pourquoi ? Le Goff suggère : autrefois entre les seigneurs et les serfs, il n'y avait rien. L'apparition des communes bourgeoises modifie la donne, avec pour conséquence le basculement mental du binaire au ternaire. Et si c'était à lui qu'on devait aussi ce fait que, la polyphonie se développant et faisant évoluer l'oreille, Guillaume de Machault ajoute la tierce aux intervalles - l'octave, la quinte et la quarte - jugés seuls consonants ? Sa Messe de Notre-Dame (1364) utilise audacieusement l'accord parfait. Et si c'était à ce basculement du binaire au ternaire qu'on devait encore la découverte de la perspective, cette vision en trois dimensions ?

Quoi qu'il en soit, l'accord parfait, la tonalité, la perspective, l'opéra entrent en scène avec la Renaissance. L'Occident change d'âme, c‘est-à-dire d'idéologie. Les personnalités individuelles sortent de leurs groupes. Les marchands d'Italie ou de Flandre demandent aux peintres de brosser leurs portraits. Les compositeurs signent leurs œuvres. La mélodie accompagnée s'échappe de l'ensemble polyphonique et, grâce à elle, un personnage peut exprimer ses propres sentiments. La perspective est à la fois, selon Erwin Panofsky (4) , « élargissement de la sphère du moi » et « triomphe du sens du réel ». De fait, le peintre peignant des visages tels qu'il les voit ne ressemble plus au peintre d'icônes : chez ce dernier les personnages de second plan ont leur buste posé sur les épaules des personnages qui sont devant eux. L'importance du réel terrestre ne l'emporte pas encore sur l'irréel céleste, mais déjà il est en balance avec lui.

L'étrange idéologie qui commande en l'Occident l'invention de la perspective, de la mélodie accompagnée et de l'opéra, ne s'explique qu'en invoquant la naissance du capitalisme commercial. « Élargissement de la sphère du moi » : le chrétien ne cherche plus uniquement le salut de son âme, il cherche son bonheur personnel sur terre indépendamment de sa communauté. « Triomphe du sens du réel » : on veut voir, on veut savoir, on veut comprendre. Marco Polo, Vasco de Gama, Christophe Colomb et Magellan découvrent la Terre. Copernic, Tycho Brahe, Galilée, Kepler découvrent le Ciel. D'autres comme Montaigne se regardent eux-mêmes ou, comme La Bruyère ou La Fontaine, rendent compte de la société et de ses caractères en écrivant des « comédies à cent actes divers ».

La Renaissance est ce moment où à Florence, autour du comte de Vernio Giovanni di Bardi et alors que Michel-Ange sculpte son David, une poignée d'érudits s'avise que chez les Anciens c'était le sens du réel qui primait. Aussi s'efforcent-ils de ressusciter le théâtre antique avec son chant aux intonations proches de la voix parlée, à l'opposé des polyphonies compliquées de l'Église. Ils y parviennent en partie : voici le proskénion, la skéné, les degrés des amphithéâtres avec leurs places réservées aux élites, voici l'orchestra. Nos orchestres modernes y remplacent les choristes antiques et notre chef d'orchestre y tient la place de leur coryphée.