La Marseillaise : racisme inversé, nouvelles conceptions de la nation
et de l'esthétique sonore révolutionnaire 

La Marseillaise est ce qu'elle est parce qu'un peuple, prenant en main son destin en décapitant son roi, s'est constitué en nation. Alors que le God save the king anglais est un cantique du XVIe siècle, une prière de rythme trinitaire, dont la tonalité est toute d'humilité sujette et suppliante, l'hymne français est un chant de guerre récent, laïque, héroïque et belliqueux. Il est l'expression d'un peuple qui n'est plus sujet des rois du Ciel ou de la Terre, mais citoyen, acteur, responsable du salut de son territoire et de ses valeurs.

Certes «  Qu'un sang impur abreuve nos sillons ! » choque nos sensibilités modernes. Mais ces mots ont leur contexte. Nos aristocrates d'hier prétendaient en effet qu'un sang bleu coulait dans leurs veines. Ils affirmaient descendre des Francs, vainqueurs des gaulois roturiers, le sang de ces derniers étant vulgairement rouge bien sûr. La situation se retourne en 1789. D'où le sang « impur » de la Marseillaise. La Marseillaise, c'est donc la nation roturière se croisant pour changer le monde au nom d'un racisme inversé. Plus du sang bleu des aristocrates dominateurs de quelque pays qu'il provienne ! Rouget de Lisle chantant son hymne dans un salon de Strasbourg n'a par l'air sanguinaire. Mais son hymne est un concentré d'énergie et d'héroïsme.

Quelques mois avant la victoire de Valmy, un général du front de l'est écrit à la Constituante: « Envoyez-moi mille hommes et un exemplaire de la Chanson des Marseillais et je vous garantis la victoire ». La Marseillaise galvanisait en effet les soldats. Ses paroles y étaient pour beaucoup : « Allons, enfants de la Patrie... Aux armes, citoyens ! » Mais la musique − il s'agit d'une marche avec inflexions ascendantes, rythmes pointés, sonneries de trompettes...− y était pour davantage.

D'ailleurs, pratiquement, même si la Marseillaise ne devient notre chant national qu'en 1879 soit avec quelque cent ans de retard, son invention rencontre un succès prodigieux. Elle se répand comme une traînée de poudre dans le monde entier, au rythme des insurrections contre l'ordre établi. Hier encore, les révolutions arabes la brandissaient comme un drapeau sonore contre les dictateurs qu'ils voulaient abattre. Nous devons à des inconnus les modifications qui confèrent à sa mélodie encore plus d'énergie. Nous devons à Gossec sa première mise en forme orchestrale. Son esthétique, avec celle des Méhul, des Le Sueur, des Spontini et des Cherubini met fin à la dictature du style galant qui, le génie d'un Haydn et d'un Mozart aidant, dominait l'Europe depuis plus d'un demi siècle. Changement de classe dirigeante, changement de sensibilité sociale, changement d'esthétique musicale.

Tout bien pesé, l'énergie sonore de la musique romantique, son élan volontiers conquérant et dominateur, prend son départ avec La Marseillaise. Le siècle, qui vit à la fois la Révolution politique et la révolution industrielle se développer et conquérir le monde, témoigne d'une dynamique qu'il communique à sa musique et que sa musique entretient et diffuse, si elle ne la lui insuffle pas.

La Marseillaise est liée aux principes de 1789 comme à la victoire de la nation citoyenne sur les saintes alliances des rois et des aristocrates au sang bleu. Son esthétique symbolise la geste des soldats de l'An II, celle des armées de Napoléon remodelant politiquement et socialement l'Europe, celles nations inventant leurs unités, celle du Romantisme en lutte contre le classicisme des catogans et des perruques poudrées.

Je rêve de quelques chercheurs audacieux qui réussiraient à mettre en lumière son sillage de feu : dans la musique classique ou non ; dans la peinture et la sculpture européenne ou non ; et, bien sûr, dans les actions politiques du nouveau monde comme dans celles du vieux continent.