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   Musique  et  société

Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique

Car, loin de traduire ce que disent et ce que croient penser les créateurs et leur public, l’œuvre d’art révèle aux membres du groupe social ce qu’ils pensent sans le savoir. Elle est le point de cohérence et de lucidité le plus avancé vers lequel tendent inconsciemment les individus qui la forment. Si l’art n’avait d’autre but que l’évasion et la compensation auxquelles nos fêtes galantes sacrifient largement, son utilité n’équivaudrait qu’aux rêves auxquels l’individu endormi doit en partie de conserver son équilibre. Mais l’art détient une fonction active. Il renvoie à son public une image qui l’aide à se comprendre, à dépasser les déterminismes qui l’oppressent, à conquérir son futur .

Les fêtes galantes : une invitation au sommeil ? à la prière ?

Revenons à notre exemple : qu’entendent les amateurs de fêtes galantes lorsqu’ils écoutent Verlaine leur chuchoter ce que se disent l’un à l’autre les amants extasiés d’En Sourdine :

Ferme les yeux à demi,
Croise les bras sur ton sein,
Et de ton cœur endormi
Chasse à jamais tout dessein.

Qu’entendent-ils lorsqu’ils écoutent les musiques que ce texte inspire à Fauré et Debussy ? D’un côté, une incitation à l’inertie; de l’autre, une berceuse d’arpèges répétés, et l’inflexion descendante de « chasse à jamais tout dessein ». La fête galante avoue donc à ses pèlerins de la IIIe République qu’elle les appelle à la nuit. Elle ne leur cache pas qu’elle les invite à ne plus voir, à ne plus devenir.

Ouvertement, à la place de l’action et de la lucidité, elle leur vante l’inconscience et la volonté aliénée. « Haine de la vie [...] destruction de moi-même », note parallèlement Barrès , autre porte-parole lucide du même groupe social passéiste et morbide. Ainsi, aux privilégiés qui se mirent en elles, nos fêtes galantes font toucher du doigt l’absurdité suicidaire de leur démarche. À travers elle, comme à travers la fascination qu’exercent Hamlet ou Edgar Poe sur Baudelaire, Mallarmé, Laforgue, Barrès et Bourget, Van Gogh et Debussy, ou leur prédilection pour les villes mortes et les civilisations disparues, tout un groupe social pouvait se découvrir tourmenté par le vertige du néant et se mettre en garde. L’approche du carnage héroïque de la Grande Guerre s’accompagne en effet, dans une certaine couche sociale et pour une certaine génération, d’une angoisse exaltée de la mort. Et Debussy, par le truchement de son calvaire physique et moral, enregistre selon nous tout particulièrement cette angoisse dans son dernier recueil des Fêtes Galantes, publié en 1904.

En étudiant l’Irréversible et la Nostalgie, M. Jankélévitch écrit : « Pour arrêter la fuite des jours, et plus encore pour que le temps rebrousse chemin et reflue vers sa source, [...] il reste en dernier , c’est-à-dire le surnaturel et très vain rapport de l’homme avec l’impossible » . Vaine prière en effet lorsqu’il s’agit de l’égoïste souhait de ceux qui désirent suspendre le temps pour jouir un moment encore de leurs privilèges... C’est pourtant cette prière-là que répète Fauré après Verlaine lorsqu’il dédie à l’imaginaire Clymène une barcarolle prétendument mystique où la religiosité préraphaélite, où l’archaïsme des mots et des modes ne font que pimenter la sensualité qu’ils recouvrent. Autour de 1891, l’année où cette barcarolle voit le jour, l’étrange Là-Bas de Huysmans paraît. Fouillée, Lachelier et Boutroux s’attaquent au positivisme. Melchior de Voguë révèle à l’Occident le roman russe et son mysticisme. Les conversions au catholicisme se multiplient. Debussy qui est bouleversé par le Parsifal de Wagner et qui s’intéresse aux ouvrages de Barbey d’Aurévily et de Villiers de L’Isle-Adam, soupire :

Qui nous rendra le pur amour des musiciens pieux des anciennes époques ? [...] Qui recommencera le pauvre et suave sacrifice du petit jongleur de Notre-Dame,

que Massenet fait revivre à l’Opéra-Comique ? À méditer ces lignes ou les mystères de Péguy et de Claudel ; à écouter les chants grégoriens que Dom Pothier ressuscite, ou l’art de la fugue que retrouvent César Franck et Gabriel Fauré ; à contempler l’espace médiéval de Dante-Gabriel Rossetti et la matière de vitrail chère à Rouault, on voit combien l’intuition de l’absolu, lorsqu’elle réapparaît en Occident vers la fin du siècle, semble inséparable du passé. Nos fêtes galantes, qui participent à ce contre-courant nostalgique, rencontrent elles aussi le mysticisme. Un ballet d’Adrien Remâcle , représenté le 9 février 1914 sur la scène du Théâtre Idéaliste, interprète les Fêtes Galantes de Verlaine comme l’étape d’une quête mystique. Pauvre Lélian se trompe d’objet en aimant les jardins de Le Nôtre et les fausses marquises Louis XV. Sonne l’heure hivernale des désillusions. Dans le parc « solitaire et glacé », ses yeux se tournent vers le Christ qu’il cherchait sans le savoir... Cette interprétation religieuse des fêtes galantes était en germe dès 1843 dans Le XVIIIe siècle d’Arsène Houssaye . Mise en forme par Remâcle, elle reçut l’approbation de Verlaine autour de 1889 . Et Charles Morice semble avoir voulu la reprendre vers 1912 pour le livret qu’il destinait à Debussy . Les fêtes galantes ont donc partie liée avec cette résurgence de l’irrationnel si caractéristique de la fin du XIXe siècle. À la charnière des XVIIe et XVIIIe siècles, au moment où la France en pleine crise de conscience refoulait ses mystiques et substituait aux lumières du Saint-Esprit celles de la science déterministe, les fêtes galantes de Watteau avaient offert leurs tranquillisants. Celles de Verlaine, de Fauré et de Debussy naissent dans la France de la fin du XIXe siècle, à l’instant où une crise de conscience qui semble le reflet inversé de la première le secoue. Face à cette remontée des eaux religieuses dont nos fêtes galantes nous apparaissent dépendantes, impossible de ne point penser à la thèse de Mme de Staël, reprise par Romain Rolland et brillamment réorchestrée depuis par Lukacs. La bourgeoisie aurait utilisé l’arme de la raison contre le clergé et contre la noblesse, jusqu’à son accession à la puissance économique et au pouvoir politique. Elle l’abandonnerait à l’heure où le prolétariat s’en saisit, pour contester sa domination et, se dérobant ainsi à ses attaques, elle s’abriterait alors derrière l’irrationnel. À cette bourgeoisie menacée par le rationalisme positiviste qui lui échappe, symbolistes et intuitionnistes offriraient, à point nommé, l’alibi du mysticisme. Vision des choses tout à fait justifiée si l’on songe au conditionnement inévitable des œuvres d’art. Vision des choses insuffisante si l’on songe que le propre des créateurs est de percevoir un déterminisme insoupçonné pour aider à dépasser les douloureuses contradictions du déterminisme connu. Des Brunetière, des Bourget et des Maurras qui ne rejoignent ou ne vantent le catholicisme que pour la solidité de ses structures sociales ; des privilégiés qui ne retrouvent la foi que par intérêt ou par évasion, il convient de distinguer nettement ceux auxquels ce douteux courant irrationnel a permis de rendre sa dimension religieuse authentique à une humanité qui, la croyant postiche, s’était un instant employée à la rejeter.

La poésie du néant et la musique du désespoir

Leur magnifique Colloque Sentimental prouve que Verlaine et Debussy sont des leurs. Avec ce Colloque, c’est la poursuite de l’Amour et de l’Eternité qui, à travers le passé remémoré, s’avère impossible. Tandis que le héraut de l’absolu s’épuise à raviver les souvenirs de son alter ego

-Ton cœur bat-il toujours à mon seul nom ?
Toujours vois-tu mon âme en rêve ? - Non.

une arabesque dégringole sur le clavier, voix que le pressentiment de l’échec désespère. L’amant sans mémoire s’oppose à lui et ne lui répond que par monosyllabes. Il s’enfonce déjà dans le néant que les notes raréfiées du piano suggèrent. Il y fait basculer son partenaire. Les fêtes galantes échouent complètement dans leur rêve de bonheur, d’amour, de beauté et d’éternité. Mais leur avertissement codé a dû contribuer à dégager la foi d’une sensibilité et d’une pratique qui, liées à un passé sacralisé, la périmaient. À dégager surtout les mentalités bourgeoises de ce poids de mélancolie et de nostalgie qui, probablement hérité de la tradition aristocratique, entravait les possibilités d’action de cette classe sociale et partant, contribuait à la rendre vulnérable. Car, si la Belle Époque, entre tous les passés possibles, choisit de rêver plutôt du XVIIIe siècle, c’est que tout compte fait, les problèmes métaphysiques la préoccupent moins que la question sociale.

Il faudrait poursuivre. Il faudrait montrer que l’attrait exercé par les fêtes galantes sur l’époque 1900 s’accompagne d’un retour aux « traditions nationales » et d’une résurgence du goût classique. Le passé que se choisit ou que s’invente une époque donnée est si révélateur que les mentalités ne peuvent être comprises sans déchiffrer cette histoire rêvée qui contre-pointe l’histoire vécue.

 

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(28) L. Goldmann, La création culturelle dans la société moderne, Paris, 1971, p. 97-99.

(29) L’unique mélodie que Fauré écrivit à Venise sur ce texte date de 1890. Les deux versions que ce même poème inspira à Debussy datent respectivement de 1881 et 1891.

(30) M. Barrès, Mes Cahiers, tome I, Paris, 1929, pp. 85 et 114

(31) V. Jankélévitch, L’Irréversible et la Nostalgie, Paris, 1974, p. 9.

(32) C. Debussy, Monsieur Croche... op. cit., p. 302. La première représentation du Petit Jongleur de Notre-Dame de Massenet eut lieu à Monte-Carlo, le 11 janvier 1902.

A. Remâcle, Les Fêtes Galantes, Paris, Messein, s. d. La bibliothèque de l'Opéra possède un exemplaire du livret de ce ballet.

(34) A. Houssaye, Le XVIIIe siècle, poètes, peintres, musiciens, Paris, 1843, 1er volume, pp. 111-112.

(35) J.-H. Bornecque, Lumières sur les..., op. cit., p. 107 et suivantes.

(36) F. Lesure, « Correspondance de Claude Debussy et Louis Laloy », Revue de Musicologie, juillet-décembre 1962, pp. 4 et 39 où Debussy qualifie d’oblat, sans doute en songeant au roman de Huysmans, son collaborateur momentané Charles Morice.