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   Musique  et  société

Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique

Entre pareil art et pareille situation sociale n’y aurait-il que rencontre fortuite ? Bien sûr Fauré ne l’a pas voulu. Mais son Madrigal fait manifestement diversion l’année où le syndicalisme obtient droit de cité, l’année où 42 000 ouvriers se lancent à Anzin dans une grève de quarante-six jours. Il propose l’amour individuel comme pour désamorcer la guerre des classes. En fin de compte, on dirait que la grande bourgeoisie s’adresse à ses musiciens, pour que leurs usines de songes lui fournissent les rêves dont elle a politiquement et socialement besoin. D’un côté, elle manie le sabre : les morts de Fourmies et les lois scélérates en témoignent. D’un autre côté, elle utilise le rêve, pour bercer le peuple, pour oublier et faire oublier à la fois la menace dont ses propres privilèges sont l’objet et les brutalités nécessaires à leur sauvegarde : l’exposition de 1889 en l’honneur de la seule Révolution licite, la Révolution bourgeoise et naturellement, nos fêtes galantes font partie de cette politique. Ainsi, ceux d’entre les privilégiés de la Belle Époque qui, tout en souffrant des dangers qui planent sur leur groupe, sont trop délicats pour accepter de le voir défendus par la force s’en vont rêver à l’abri du réel du côté de Cythère...

Leurs fêtes galantes nous apparaissent comme une évasion compensatrice; mieux : comme une protestation morale, de pure forme puisque ces privilégiés continuent de bénéficier de ce réel qu’ils ne peuvent pas assumer... Elles nous apparaissent aussi, au regard des couches sociales dominées, comme un camouflage, comme une entreprise de séduction. Elles nous apparaissent enfin, du point de vue de l’évolution historique, comme une prémonition douloureuse.

L'aveu d'un avenir condamné...

Leur référence au XVIIIe siècle que la lutte des classes caractérise et que termine une révolution sociale les trahit en effet. Comme elle trahit l’impératrice Eugénie qui inaugure le retour au mobilier Louis XV et Louis XVI, ou l’aristocratie et la bourgeoisie françaises qui adoptent et amplifient son esthétique de nostalgie . Fabre-Luce ou Mademoiselle de Bry d’Arcy ou Thérèse de la Rochefoucauld trouvent dans leurs corbeilles de mariage des meubles de style XVIIIe siècle . Le salon de Mme Vasnier, où compose le jeune Debussy, imite le style rocaille . Parallèlement, les mélomanes redécouvrent Couperin, Rameau, Gluck et Mozart ; et César Franck, le souffle de Jean-Sébastien Bach. Les Goncourt recherchent les crayons de Boucher ; Mme Arman de Caillavet reçoit assise sur un délicieux canapé Louis XVI, entourée de terres cuites de Pigalle et de Pajou ; Anatole France emprunte sa malice à Voltaire pour égratigner les préjugés ; Henri de Régnier brosse aux couleurs de Laclos et de Goldoni ses surprises du cœur et des sens dont il fait mélancoliquement ses délices... Même si ces nostalgiques gomment systématiquement les remises en question philosophiques et les tensions sociales des schémas qu’ils se font de ce siècle auquel elles donnent sa couleur, c’est lui qui les fascine, c’est de lui qu’ils se sentent proches. Même si la question sociale n’attire qu’inconsciemment les amateurs de rococo vers le siècle de la Révolution, le présent de la lutte des classes s’inscrit en filigrane jusque dans la rêverie du passé qui voudrait l’oublier. Regardons nos fêtes galantes : elles opposent les Tircis, les Aminte, les Damis aux Scaramouche, aux Arlequin, aux Colombine. D’un côté les privilégiés qui demandent à l’amour et à l’art d’occuper leur oisiveté ; de l’autre, les personnages de la comédie italienne, déguisés pour le plaisir de leurs maîtres, et pour lesquels comptent essentiellement agir et subsister. Parce qu’il ne mange sans doute pas tous les jours et n’a pas les moyens de vivre en soupirant d’amour,

Pierrot, qui n’a rien d’un Clitandre,
Vide un flacon sans plus attendr
Et, pratique, entame un pâté... .

Les clivage social au sein même de la fête galante ?

Frustré des nourritures délicates par la pauvreté de son enfance, le jeune Debussy s’identifie à ce Pierrot dont la condition sociale explique le sens pratique, et non une prétendue nature radicalement différente de celle de Clitandre, comme l’idéologie aristocratique de Verlaine le laisse entendre. Ce détail de sa biographie éclaire les réactions de Debussy à l’égard des privilégiés qui l’attirent bien qu’il les méprise. Il aiguise son esprit critique. Il lui permet peut-être, d’interpréter inconsciemment comme révolutionnaire le « mauvais dessein » qui rassemble « noirs sous la lune » Scaramouche et Pulcinella : dans la mélodie qui les met en scène, la voix s’enfle comme un complot... Il lui permet peut-être d’interpréter encore comme l’annonce d’une confiscation économique d’envergure sociale, la « larme méconnue » que la prophétesse Cassandre verse sur son « neveu déshérité » : dans l’œuvre en question, le piano amplifie de seize notes chromatiques et descendantes cette ruine catastrophique ... De fait, une manière de révolte sociale éclate bel et bien dans nos fêtes galantes. Dans le ballet Masques et Bergamasques que Gabriel Fauré et René Fauchois font représenter pour la première fois à Monte-Carlo, le 10 avril 1919, Arlequin explique à Gilles le bon droit de la revanche qu’il entend prendre sur les riches. Ecoutons de près leur dialogue.

ARLEQUIN :
On est... quelque part... sous les cieux...
A Cythère
Ou ailleurs... On y vient par bateau
Pour y parler d’amour lorsque le jour recule...
L’orchestre est dirigé par le sieur Crépuscule,
Et de l’atelier du peintre Watteau
Le décor est sorti tantôt !
GILLES :
[...] Es-tu fou Arlequin ?...
Je te dis que des dames de marque
Traversent l’eau dans une barque
Et que de hauts seigneurs les accompagnent !
ARLEQUIN :
Bah ! [...] Tu n’aimes pas la compagnie?
GILLES :
Mais ils nous chasseront avec ignominie!
Ils sont chez eux dans ces jardins
Et nous, non, pauvres saltimbanques ! [...]
Ils viennent là en amoureux
Pour s’émouvoir du soleil et des roses
Et se dire les tendres choses
Que se disent les gens heureux ! [...]
Les pauvres comédiens que nous sommes
Ne recevront d’eux que mépris hautain
C’est certain ! [...]
ARLEQUIN :
Alors disparaissons derrière ces balustres,
Tenons-nous y bien en paix
Et nous écouterons dans le silence épais
Bavarder ces galants illustres ! [...]
GILLES :
Oui, mais, nous, devons-nous oser
Une telle action indiscrète...
ARLEQUIN :
                           Imbécile !
Devant eux, nous, tous les soirs,
Nous mimons des pantalonnades
Et drapés dans des manteaux noirs
Nous fredonnons des sérénades !
Viens ! Grimpe ici ! [...]
Nous allons juger si leur jeu
Est digne à son tour de nous plaire! .

 

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(16) L. Hautecœur, Histoire de l’architecture classique en France, Paris, 1957, tome VII, p. 24I-268.

(17) Le Gaulois de 1895 (17 novembre et 11 décembre) et de 1908 (31 mai).

(18) M. Dietschy, La Passion de..., op. cit., p. 39.

(19) A Billy, L’Époque 1900, op. cit., p. 324.

(20) Pantomime (Fêtes galantes de Verlaine) mise en musique par Debussy en 1881.

(21) Fantoches (Fêtes galantes de Verlaine) mise en musique par Debussy en 1881 et 1891.

(22) R. Fauchois, Masques et bergamasques, Paris, Librairie Théâtrale (11, bd des Italiens), s. d. La B.N. ne possède aucun exemplaire de ce livret que nous avons découvert chez un bouquiniste.