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   Musique  et  société

Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique

 

Ces lignes témoignent bien plus que de l’intérêt que Mme Baugnies prenait aux compositions de Fauré. Elles mesurent l’intensité même de la demande des fêtes galantes qui émane des cercles mondains que fréquente notre compositeur. Il y a mieux. C’est la comtesse Greffulhes, dédicataire de cette Pavane, qui suggère au comte de Montesquiou d’adapter des paroles à cette danse d’abord conçue pour les seuls instruments . L’intervention de ces trois représentants du même groupe social ne prouve-t-elle pas le caractère collectif d’une création jusqu’ici imputée au seul génie d’un individu ? Ensorcelé par Verlaine, Robert de Montesquiou en imite les Fêtes Galantes dans le texte maladroit qu’il surajoute à la Pavane. Il y évoque le Lindor du Barbier de Séville ; Tircis et Eglé qui donnent sérénade ou qui vont à confesse chez Verlaine ; plus loin, Myrtil qui, de garçon qu’il était dans La Guirlande de Rameau et dans Les Uns et les Autres de Verlaine, devient fille sous la plume du célèbre inverti... Qu’importe ? Ce sont les noms du XVIIIe siècle qui comptent, avec l’affrontement des galants et des coquettes qui les portent.

-Observez la mesure !
-O la mortelle injure !
-La cadence est moins lente
 Et la chute plus sûre...

Ces sottes paroles de Montesquiou-Fézensac qui contrepointent l’épisode médian de notre Pavane abandonnent maintenant et Verlaine et le XVIIIe siècle. Elles se souviennent du Bourgeois Gentilhomme de Molière. Accompagnement de cordes pincées, mélodies pointées aux croches liées par deux où la grâce sinueuse de la descente l’emporte sur la majesté distante de l’ascension : la Pavane de Fauré, musicalement élégiaque et surannée, faisant référence à la littérature des temps classiques, composée pour une aristocrate avec la collaboration directe d’un aristocrate trahit toute une mentalité. Grâce à elle, tout un groupe social que condamne l’histoire peut se bercer de l’illusion d’arrêter le temps, voire de le remonter. Grâce à elle, la République bourgeoise peut s’imaginer qu’elle rivalise en art avec l’Ancien Régime aristocratique. Au fait, avec leurs fêtes galantes modern style, les bourgeois prendraient-ils sur les aristocrates et sur leurs fêtes galantes rococo une revanche a posteriori ? Lorsque Madeleine Lemaire réalise, dans un décor inspiré de Watteau, une fête galante où l’on chante en costume au son de la flûte de Philippe Gaubert et du piano de Gabriel Fauré, n’est-ce pas, par-delà l’admiration singeresse et la nostalgie du temps révolu, l’aveu d’une jalousie de classe mal guérie?

La fascination de Venise ...

Palais Polignac

Quoi qu’il en soit, de telles fêtes sentent le carton-pâte et le confiné. Bientôt, les gens du monde appellent la nature, les hauts-lieux de l’art et de l’histoire à collaborer aux liturgies de leurs souvenirs. Tel est selon nous le sens de ces sgondolates vénitiennes qu’un Reynaldo Hahn s’enchante à nous décrire. La princesse de Polignac loue le Palais Vendramin ou Henri de Régnier séjourne au Palais Dario. On s’embarque le soir sur la lagune, un piano dans la gabare. Reynaldo chante la Sérénade Florentine ou le Gondolier du Rialto de Fauré. Ses hôtes, la comtesse de Guerne, le prince Borghèse, d’autres amis élégants l’écoutent. Autour d’eux, Venise, la ville-musée qui agonise parmi ses lagunes... Qu’apporte-t-elle, cette cité où Wagner chanta les amours de Tristan et où il choisit de mourir, aux pèlerins épris de sa beauté? Perspicace et prémonitoire, Chateaubriand nous renseigne en leur murmurant :

Les débris d’une ancienne société qui produisit de telles choses, en vous donnant des dégoûts pour une société nouvelle, ne vous laissent aucun désir d’avenir. Vous aimez à vous sentir mourir avec tout ce qui meurt autour de vous; vous n’avez d’autre soin que de parer les restes de votre vie à mesure qu’elle se dépouille.

Il faudrait écrire de bonnes pages sur la fascination qu’exerce Venise ou Bruges, tout particulièrement à cette époque, et sur ceux que le temps déracine : Henri de Régnier, Maurice Barrès, André Suarès... Fauré et Debussy seraient-ils leurs frères ? Venise qu’il visite deux fois dicte à Fauré ses treize Barcarolles et l’esquisse des trois fêtes galantes dédiées à la princesse de Polignac. Debussy situe sur la piazzetta San-Marco l’action de son ballet Masques et Bergamasques. Au vrai, les plaisirs distingués de l’art et de la mélancolie caractérisent Venise, comme ils caractérisent les fêtes galantes. Mais ce sont de nouvelles fêtes galantes que la Venise de la Belle Époque inaugure. Au lieu de plagier le passé, ses visiteurs privilégiés y découvrent le plaisir original d’écouter dans le silence nocturne. Dans un lieu de grandeur et d’histoire. Les festivals de notre temps s’annoncent...

Clair de lune musical sur le Grand Canal

À preuve, la soirée organisée à Versailles en l’honneur de Fauré, vers 1910, par Robert d’Humières : ce sont bien les cercles choisis qui, décidément, réinventent la fête galante. Reynaldo Hahn la décrit ainsi :

Il faisait noir, une foule immense se pressait sur les rives du Canal. Nous étions dans un large bateau; on y avait installé un piano devant lequel Fauré était assis, entouré d’admirateurs et d’amis fidèles, la comtesse de Noailles, lady de Grey, Mme de Saint-Marceaux, la princesse Edmond de Polignac, Mme Lemaire, Messager, d’Humières... Du fond des bosquets et sans qu’on aperçût le moindre éclairage, sortait par moments une musique délicieuse. [...] Un orchestre invisible que dirigeait Ingelbrecht fit entendre la Sicilienne, [...] puis l’admirable Epithalame. [...] Quand l’orchestre se tut, ce fut de notre bateau que s’éleva la musique : Au bord de l’eau, Lydia, Nell, Les Roses d’Ispahan, Soir, Le Secret, Le Parfum Impérissable [...] se succédèrent. Dans l’obscurité, dans le silence total, [...] ces choses si belles [...], accompagnées par le grand poète qui les avait imprégnées de son âme, paraissaient comme renouvelées... Enfin, comme je prononçais ces mots : « Au calme clair de lune, triste et beau... », la lune parut soudain au-dessus des arbres et son reflet sur l’eau sembla prolonger comme un écho lumineux les dernières notes de l’exquise ritournelle. Alors Fauré ferma doucement le piano et nous restâmes quelques instants sans parler .

 

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(11) J.-M. Nectoux, Fauré, op.cit., p. 57.

(12) Deux exemples: la fête que P. de Nolhac organise au hameau de Versailles le 27 juin 1901 et la fête galante chez Madeleine Lemaire à laquelle Fauré fait allusion dans ses Lettres intimes, p. 245 et qu’A. Billy évoque également dans L’Époque 1900, Paris, 1951, p. 332.

(13) R. Hahn, Thèmes variés, Paris, 1946, pp.137-138.