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   Musique  et  société

Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique

 

III. Les mentalités de la Belle Époque vues à travers ses fêtes galantes

Car telle est, selon nous, la signification sociale de cette résurgence des fêtes galantes dont Verlaine donne le signal et que nous nous proposons maintenant d’étudier. Quelle vision du monde révèlent les œuvres de Fauré et de Debussy qui s’y rattachent ? De quels groupes sociaux, dont ces artistes ne sont au vrai que les interprètes, cette vision du monde émane-t-elle ?

 

fetes galantes Cluny

A) Un fait est certain : l’aristocratie et la grande bourgeoisie cultivées de la Belle Époque fournissent à Cythère la plupart de ses nouveaux pèlerins. Les cercles mondains où ils s’amalgament sont les instigateurs et les réalisateurs des fêtes galantes modern style.

Quoiqu’elles paraissent dès 1869, les Fêtes Galantes de Verlaine ne connaissent le succès qu’après le désastre de Sedan et la tragédie de la Commune. C’est-à-dire au moment où l’aristocratie à la fois reprend dans la société la place que son opposition au Second Empire lui avait fait perdre, et se voit arracher la forme et la réalité du pouvoir par les « nouvelles couches » sociales, grâce auxquelles la République s’installe. La diplomatie, la marine, l’armée, le ton des élégances et le succès artistique appartiennent encore aux aristocrates. Mais la France du passé bascule en 1879, et les notables que leur clientèle abandonne ne jouissent plus désormais que de l’ombre de leur puissance. Deux modes restaurées expriment cette situation, tout en débordant les milieux aristocratiques qui les lancent : le duel et la fête galante. Le duel faisait fureur sous Louis XIII, à l’heure où le point d’honneur des féodaux évincés par la mutation absolutiste de l’Etat monarchique s’exaspérait de dépit. Il se réveille soudain après deux siècles de somnolence, alors que les aristocrates du jour et ceux qui souhaitent leur être assimilés se voient refoulés à leur tour par l’évolution politique et sociale. Ici et là, la déception sensibilise l’amour-propre social, et l’agressivité s’offre en compensation. Le panache et le risque gratuit servent d’illusoire revanche contre le prosaïsme de la décadence inéluctable. Nos Cyranos en viennent à tenter la mort par désespoir d’un monde qui s’éloigne d’eux. Sauf à quitter d’eux-mêmes et par dépit social ce monde qui les refoule pour celui des chimères dorées de Cythère. Alors, qu’elle soit nocturne sans espoir ou clair de lune enchanteur, la fête galante s’impose. Aux musiciens d’accorder leurs mandolines pour répondre en chantant à la demande muette de leurs mécènes.

La demande d'un art d'évasion...

Docile, Fauré dédie à la comtesse Greffulhes sa Pavane; sa mélodie Sylvie, à la comtesse de la Gironde; sa Sérénade Toscane, à la baronne de Montignac ; ses Présents, au comte de Montesquiou ; ses mélodies de Venise, à une autre grande dame : la princesse Edmond de Polignac, issue de l’illustre famille industrielle des Singer. Comparativement, la dédicataire des premières fêtes galantes de Debussy est, il est vrai, socialement moins brillante : la chanteuse de salons qu’est Mme Vasnier appartient à la petite bourgeoisie . Mais raison de plus pour que cette cantatrice ait incité Debussy à lui écrire des mélodies aptes à séduire le « monde » où ils se produisent tous les deux. Disons les choses autrement : c’est ce monde qui suscite cet art d’évasion en prenant Debussy et Fauré par leur snobisme, par leur désir de promotion sociale, par l’obligation où ils sont de trouver un public pour qui composer et par qui survivre. Mettons en évidence la demande muette dont nous parlons, et surprenons le public en train de collaborer à une composition musicale signée d’un seul artiste. Voici ce qu’écrit Fauré en 1887 :

Tuez-moi, je n’ai encore rien fait depuis l’été. Je n’ai pas cessé d’aller à la Madeleine, je n’ai pas cessé de donner des leçons. [...] Tout ce que j’ai pu composer [...], c’est une Pavane soignée .

 

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(9) ibid., pp. 38-39.

(10) Ph. Fauré-Frémiet, Gabriel Fauré, op. cit., p. 63.