Musique et société
Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique
II. Verlaine, Fauré et Debussy et la nouvelle vague des fêtes galantes
A) C’est Verlaine qui, par son fameux recueil poétique de 1869, ressuscite véritablement les fêtes galantes de l’Ancien Régime. Victor Hugo, avant lui, avait bien composé sa Fête chez Thérèse. Avant lui, Arsène Houssaye - l’inventeur présumé de l’expression dont Verlaine sut faire un titre -, Théophile Gautier, Gérard de Nerva1, Charles Blanc et les Goncourt avaient bien eux aussi redécouvert Watteau. Mais la peinture de ce maître comme le mythe de Cythère continuaient à laisser le grand public indifférent.
Verlaine étouffait sous le positvisme et sous l’affairisme du Second Empire. La mort d’Elisa Moncomble venait de l’atteindre en plein cœur. Ses convictions républicaines et ses élans religieux, trop velléitaires, ne pouvaient l’arracher au malheur. Les fêtes galantes lui offrirent à point nommé leur rêve de bonheur, leur dépaysement chronologique, social et spirituel .
Verlaine réinterprète Watteau
Les toiles de Watteau, de Lancret et de Fragonard recouvrèrent alors la voix. Mais leur langage fut un nouveau langage. Langage d’inquiétude où les rossignols « clament leur désespoir » dans les « chênes noirs » ; où le luth des sérénades résonne « quasi triste » sous les frondaisons roussies par l’automne et où « sanglotent » les jets d’eau. Langage de regret où les masques de la comédie italienne, les personnages d’Homère, du Tasse, de Corneille, de Molière, de Musset, de Banville se retrouvent en un pêle-mêle de souvenirs littéraires pour héritiers culturels. Les Fêtes Galantes de Verlaine parlent à ceux qui rêvent de cercles élitistes et d’éternelles vacances. Elles les convient au plaisir de cueillir et d’oublier les heures éphémères à l’abri des flots qui isolent Cythère et sous ses ombrages sécurisants. De diurne qu’elle était avant Verlaine, la fête galante devient nocturne. Elle voile la lumière et la réalité. Elle renonce à agir. Le Verlaine des Fêtes Galantes n’offre au bout du compte à ses admirateurs que le désespoir et le néant.
B) Soit besoin inassouvi de tendresse, soit ennui du quotidien, soit pression des cercles mondains auxquels il doit son succès et sa subsistance, Fauré se laisse gagner par le charme bergamasque de Verlaine. Les premières fêtes galantes qu’il compose ne sont que des romances écrites dans la tradition du XVIIIe siècle. Ignorant alors Verlaine, Fauré en emprunte les textes à des poètes mondains. Ainsi naissent Rêve d’amour, Sylvie, La Sérénade Toscane qui flirte avec celle du Don Giovanni de Mozart, le Madrigal qui paraît en 1883.
Fauré et le charme bergamasque
La découverte que Fauré fait de Verlaine se situe en 1887. La Pavane et le Clair de Lune qu’il compose alors inaugurent une mélancolie et un archaïsme qui marquent l’inestimable apport de Fauré aux musiques de fêtes galantes. D’autres œuvres du même style suivent ces réussites : les danses et les chœurs de Caligula, en 1888 ; les mélodies de Venise en 1891 ; la Sérénade et la Sicilienne du Bourgeois Gentilhomme, en 1893. Avec La Bonne Chanson (1894), Arpège (1897), Le Plus Doux Chemin et Le Ramier (1907), l’inspiration bergamasque de Fauré s’épuise. La tentation de plagier le XVIIIe siècle qui se devinait dans La Sérénade du Bourgeois Gentilhomme l’emporte désormais. Tandis que la Sérénade pour violoncelle, ou le Prélude en mi bémol pour piano, ou encore la Gavotte des Masques et Bergamasques font référence à Bach, l’Ouverture de ces mêmes Masques imite Mozart. Au vrai, la vieillesse de Fauré et sa surdité aggravée d’une part, d’autre part la réaction classique et le cataclysme de la Grande Guerre auxquels il assiste le détournent maintenant des rêves cythéréens. Ses Masques et Bergamasques ne voient le jour, en 1919, que grâce à la commande du prince de Monaco. Et c’est sans enthousiasme que compositeur, pour y satisfaire, a recours aux pastiches et aux remplois .
C) Mais ce n’est pas Fauré, c’est Debussy qui exploite le premier les possibilités musicales des Fêtes Galantes de Verlaine. Sa Pantomime, sa Mandoline et les premières versions que lui suggèrent En sourdine et Clair de Lune apparaissent dès 1881-1882. Fils du peuple, à la différence de Fauré qui est issu de la moyenne bourgeoisie, Debussy demande à cet art aristocratique de compenser, mieux : de savonner la roture de ses origines. Car parvenir socialement lui importe et pour assouvir la soif de coûteuse élégance que son complexe social greffe sur son génie, et pour venger les échecs de son père, communard condamné, en s’imposant lui-même à une société qui brisa celui-ci . Les fêtes galantes de Debussy sont donc bien plus que l’expression d’un snobisme sublimé. Comme celles de Fauré, elles sont la brillante livrée qu’endossent nos compositeurs, pour vendre aux privilégiés, qui peuvent les acheter et en jouir, leur raison et leurs moyens de vivre.
Debussy et le désespoir de Verlaine
Passéiste comme tout homme virant à droite, Debussy se tourne volontiers vers le XVIIIe siècle, vers sa monarchie, vers sa société d’ordres et de corporations. Il y rencontre le Mallarmé de L’Après-midi d’un Faune et du Placet Futile . Il y rencontre le Verlaine des Fêtes Galantes. Dans le sillage de ce dernier poète, Debussy compose dix-sept mélodies, sept pièces instrumentales, un livret de ballet, dont la triple série des Fêtes Galantes qui s’étalent de 1880 à 1904, la Petite Suite (1889), la Suite Bergamasque (1890), Masques et L’Isle Joyeuse (1904). Fait surprenant, c’est à Mme Bardac qu’il vient tout juste d’épouser, que Debussy dédie le sinistre recueil de ses dernières Fêtes Galantes. La grande passion dont parlent certains serait-elle un roman ? Lorsque Mme Bardac, que le destin d’une Cosima Liszt épousant Wagner semble avoir fascinée, tombe dans les bras de Debussy, elle vient de tenter sa chance - vainement - auprès de Fauré et auprès de Ravel. Tout aussi vainement, Debussy vient de multiplier les tentatives d’embourgeoisement matrimonial. Leur rencontre à tous deux leur permet, en 1903, de s’offrir le cinéma dont ils mouraient d’envie... Ni le suicide manqué de Lilly, première femme de Debussy, ni le vacarme hypocritement vertueux d’un Tout-Paris qui reproche au compositeur d’abandonner sa première femme pauvre, pour l’épouse d’un banquier, future héritière d’un oncle richissime, n’y fait rien. Debussy emmène Emma Bardac passer nuptialement les étés suivants à Jersey et à Eastbourne, sans attendre leur double divorce. Mais il comptabilise les pauvres qu’il y rencontre , parce la souffrance de leur simple vue lui paraît partiellement racheter la faute dont sa conscience l’accable. Finalement, Debussy connaît l’espoir déçu de la fortune, en même temps que la réalité des remords : au moment où Emma Bardac, enceinte, le contraint à l’épouser, elle se trouve déshéritée .
Ce psychologisme anecdotique serait sans intérêt si l’historien des mentalités n’entrevoyait, grâce à lui, par quels cheminements strictement personnels le créateur parvient au point où il entend et d’où il organise les voix du chœur social qui l’inspirent. Ainsi, que les compositions bergamasques de Fauré ou de Debussy doivent leur existence aux utiles snobismes qu’elles ont dorlotés, que les dernières œuvres de Debussy soient chargées d’un potentiel de tragique parce que son cancer et sa mauvaise conscience l’ont torturé : ce ne sont là que détails. L’essentiel, la raison pour laquelle ces œuvres atteignent au niveau des faits historiques, c’est selon nous que ces douleurs et ces snobismes privés ont servi à capter et à mettre en forme la peur devant l’évolution économico-sociale et la nostalgie du XVIIIe siècle qu’ont ressenties de larges groupes sociaux en un temps relativement circonscrit.
(1) J.-H. Bornecque, Lumières sur les Fêtes galantes, Paris, 1959, p. 51.
(2) G. Servières, Gabriel Fauré, Paris, 1930, pp. 27-28.
(3) G. Fauré, Lettres intimes, Paris, 1951, pp. 245, 252, 255; Ph. Fauré-Frémiet, Gabriel Fauré, Paris, 1957, p. 118; et J: M. Nectoux, Fauré, Paris, 1972, p. 146.
(4) M. Dietschy, La Passion de Claude Debussy, Neuchâtel, 1962, pp. 17-19 et 24. Ed. Lockspeiser, Debussy, his life and mind, Londres, Cassell, 1962, tome I, p. 13 et suivantes.
(5) S. Mallarmé, Œuvres complètes, Pléiade, p. 1413.
(6) P. Valléry-Radot, Lettres de Claude Debussy à sa femme Emma, Paris, 1957, pp. 9-11, 26-30, 36-39.
(7) Pour ces détails biographiques et la mauvaise conscience sociale qui s’ensuivit, voir M. Dietschy, La Passion..., op. cit., p. 166; V. Séroff, Claude Debussy, Paris, 1957, p. 224; et aussi les Lettres de Claude Debussy à son éditeur, Paris, Durand, 1927, p. 29.
(8) M. Dietschy, La Passion de..., op. cit., pp.175-180.
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