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   Musique  et  société

Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique

L'Époque 1900 et la résurgence du mythe de Cythère

Contribution à l’étude des mentalités sociales à travers les Fêtes Galantes
de Verlaine et de deux de ses musiciens : Fauré et Debussy

I. Quelques réflexions préliminaires sur le choix d’une méthode et celui d’un sujet

L’art est-il, aujourd’hui moins qu’hier, le paradis privé des élus ou des initiés ? On aimerait être certain que la curiosité culturelle se démocratise au fur et à mesure que progressent les niveaux de vie et les techniques qui rapprochent le public des œuvres d’art... En tout cas, l’élitisme perd de plus en plus son crédit chez les chercheurs. L’exceptionnelle fécondité du marxisme et l’essor des sciences humaines aidant, un Francastel, un Panofsky, un Antal ou un Goldmann ont découvert de nouvelles façons de lire - donc de comprendre - les productions artistiques. Avec les défricheurs de ce front pionnier, nous choisissons d’entrer sur les terres de l’art les yeux grands ouverts. Libres des frissons sacrés ou des extases prosternées devant l’intemporel ou autres antidestins. Nous gardant des explications diafoiresques qui s’en remettent à l’intervention miraculeuse des génies. Non par fanatisme matérialiste, mais parce que 1’historien manque selon nous à sa tâche s’il s’arrête trop tôt devant cette zone irrationnelle qui, parce que le temps semble n’avoir pas de prise sur elle, se situe en dehors de son territoire.

Le créateur, un écho sonore

Bref, nous pensons avec Lucien Goldmann que les œuvres d’art dépassent largement les forces individuelles des génies dont elles illustrent le nom. Existe-t-il d’ailleurs de création autre que collective ? Si personnel, si original que soit un artiste, son langage et son message ne sont au fond qu’un bien en partie reçu, en partie transformé, en partie dédié. Donc un bien qui, en toute justice, appartient aussi aux groupes sociaux qui forment et qui écoutent cet artiste. Or, depuis que le capitalisme a sacralisé l’individu, on réserve à cet artiste le titre de créateur, ce qui revient à spolier ceux de ses frères qui lui tiennent la main de leur part de création invisible. Pour nous, comme pour Goldmann, il faut au contraire pleinement comprendre la fonction sociale de l’artiste : les groupes sociaux à partir desquels et pour lesquels il compose son œuvre, la créent en fait avec lui, par lui, et comme à travers lui. Il faut pleinement comprendre aussi la fonction sociale de l’œuvre d’art : la vision du monde qu’elle comporte vient en réponse au groupe social qui la demande à son insu. Car tout groupe social a besoin pour survivre et pour évoluer d’une vision du monde où se situer parmi les autres ensembles vivants et parmi l’univers. D’une vision du monde où encadrer les rêves qui lui permettent d’assumer son passé et d’investir son futur.

L'œuvre musicale, expression d'une vision du monde ?

Sur le terrain, les difficultés sont innombrables. Cerner le groupe social dont un artiste est issu est d’autant moins aisé que l’art moderne offre à l’artiste des possibilités de mobilité sociale exceptionnelles, lesquelles multiplient les groupes sociaux qu’il traverse et qui modèlent sa personnalité. Et cerner le groupe social ou les groupes sociaux qui l’incitent à produire et chercher de quelle façon ceux-ci reçoivent ses œuvres est plus délicat encore. La difficulté touche à l’insurmontable lorsqu’on prétend appliquer cette méthode d’analyse à des œuvres d’art musical. Quelle vision du monde exprime en effet la note ou le son ? Peut-on décrypter cette vision du monde et la transcrire en mots sans tomber dans le commentaire tiré par les cheveux, voire dans l’extravagance ? Pourtant, pas question de renoncer. Commençons donc par bien choisir nos œuvres. Si la poésie, si la danse, si les références picturales s’y mêlent à la musique, peut-être la signification historique de cette musique nous apparaîtra-t-elle, la poésie, la peinture et la danse nous aidant à l’expliciter.

Le thème de la nostalgie de Cythère autour de 1900 s’est imposé à moi parce que l’affleurement en plein triomphe du scientisme de ce thème caractéristique de l’Ancien Régime (et demeuré à peu près souterrain durant trois quarts de siècle à la suite de la Révolution) m’intriguait. Parce que la résurgence en pleine mutation industrielle de ce courant de sensibilité qui incline à rêver d’amour et d’évasion dans le temps et dans l’espace pose à l’évidence un problème. Pourquoi sa remontée des profondeurs de la conscience collective au milieu du siècle dernier et non à un autre moment de l’Histoire? Pourquoi sa métamorphose et pourquoi son succès auprès des cercles aristocratiques et grand-bourgeois de la Belle Époque ? Le mot de l’énigme appartiendrait-il aux mentalités sociales ? Essayons de les explorer au travers d’œuvres où se rejoignent plusieurs arts. C’est-à-dire à travers la musique inspirée par Verlaine et par le souvenir de Watteau aux « échos sonores » de ces groupes sociaux, Fauré et Debussy.

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