Musique et société
Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique
On sait d'où vient le compositeur. On comprend que son génie et ses origines sociales l'empêchent de s'accommoder de l'opposition majeur/mineur, tant sur le plan musical, tant sur le plan symbolique. Pour être légalisée, sa propre ascension sociale exige qu'il abolisse ces hiérarchies. Donc il noie le ton. Il met à bas la sainte trinité harmonique de la langue classique. Il impose l'égalité en droit de tous les accords. Il les juxtapose selon son bon plaisir au lieu d'enchaîner, en les subordonnant, les accords roturiers aux accords gentilshommes. Sous sa plume, les cinq touches noires le disputent aux sept touches blanches, les 4/8 ou les 3/8 aux 3/4 ou aux 4/8, les triolets aux quintolets ou aux sextolets .
Objectivement la magie de Debussy tient à ce qu'il invente des vibrations inouïes, un espace plus large, un rythme libéré non seulement de la carrure, mais des pulsations métronomiques. Elle tient aussi, mais subjectivement, puisque nous ignorons encore les rapports que l'imaginaire entretient avec leurs homologues du phénomène social, à ce que cette musique est porteuse d'une harmonie humaine inédite, d'un horizon collectif élargi, d'une acceptation du corps délivré des carcans que lui imposait hier la morale victorienne et son équivalent continental, l'ordre moral. La création de Debussy est synonyme de subversions sonore, morale et sociale. Une France quasiment révolutionnaire lui donne son élan, une France où, grâce à l’affaire Dreyfus de nouveaux groupes sociaux parviennent là où se prennent les décisions . Ce n’est pas par hasard si les dreyfusards sont plus nombreux que leurs adversaires à reconnaître Pelléas .
Pas par hasard non plus, si cette musique véhicule une angoisse à la mesure des innovations ruineuses qu'elle met en circulation. Seulement, Debussy habille la dynamite de ses trouvailles d'une poésie raffinée. Révolutionnaire comme pas un, sa musique ne tardera guère à être jugée « bourgeoise » parce que, alors que tout s'effondre. - Et la lune descend sur le temple qui fut -, alors que les couches sociales tremblent pour les miettes aristocratiques qu’elles ont péniblement conquises, Debussy a l’air de s’attarder nonchalamment aux délices des Cythères dorées. Non seulement techniquement, mais esthétiquement, il prend des risques. Aussi, à dater de La Mer, du Martyre de Saint-Sébastien, des Études, les actions de Debussy sont à la baisse. En ces années où la situation sociale devient explosive, sa langue élitiste, son esthétique sybaritique prêtent le flanc à la critique. La bourgeoisie devenue nietzschéenne accuse Debussy de dissoudre les formes. Au firmament des célébrités musicales, l'astre de Satie se lève.
Satie chargé d'actualiser le néoclassicisme
On nous dit que le goût change. Bon. Mais pourquoi change-t-il ? Et pourquoi change-t-il dans ce sens ? La raison probable en est que les ouvriers s'organisent et qu'ils se manifestent en tant que classe. Qu'à peine nés, les partis socialistes se hissent au premier rang des forces politiques partout où les électeurs sont libres de s'exprimer. À continuer de s'aristocratiser la bourgeoisie courrait au suicide. Les tours d'ivoire et les harmonies vaporeuses ne sont plus de saison. Coûte que coûte, il faut qu'elle reconquière le peuple. Du moins, qu'elle reconquière ceux d'entre les petits bourgeois qui risqueraient de pencher vers le prolétariat en cas de subversion. Donc le goût musical change à dater de 1910. On découvre Satie. Le voici à la tête des Nouveaux jeunes, en 1917. Les Six, en 1920, se prosternent devant lui comme devant leur fétiche infaillible. En 1923, il parraine le groupe d'Arcueil. Sa dépouille à peine inhumée, on déboulonne Debussy. La statue de Satie prend sa place au soleil de la notoriété.
Mon idée est que l'exaltation subite de Satie fait partie, consciemment ou non, d'une stratégie. Dès le mois d'août 1914, le gouvernement de l'union sacrée, puis celui du Bloc national la conduisent. Avec efficacité, car dans l'art d'utiliser la propagande, la bourgeoisie est passée maître . Disons les choses tout à trac. Après l'Affaire Dreyfus et la situation révolutionnaire de l'immédiat avant-guerre, la France de Clemenceau et de Poincaré retrouve le populisme démagogique que Napoléon III avait institué pour clore 1848. L'irrespect et la cocasserie d'Offenbach, l'antiromantisme qui dicta à Flaubert sa Madame Bovary se retrouvent à la mode. L'esthétique à " l'emporte-pièce " de Cocteau et des Six les réactualise. L'urgence d'une société qui craint d'être emportée n'est pas d'écouter sangloter les jets d'eau dans les bassins de marbre. Mais de regonfler ses muscles, de se remonter le moral. Pour être en condition de se battre, elle choisit d'être fruste, physique. Éventuellement, tranchante...
Satie est l'homme du jour. Il fait partie de son « soviet » d'Arcueil. Il est l'auteur de valses à succès. Ses œuvres fourmillent de chansons citadines et d'airs d'opéras-comiques Son instrumentation orphéonique est volontairement criarde. Quelle aubaine : cela fait antibourgeois ! D'un autre côté, Satie est l'humble élève de Vincent d'Indy. Il est le collaborateur de Diaghilev, de la princesse de Polignac, de Picabia : il offre toutes les garanties. Aux plumitifs de service de tourner les faits dans le sens qui convient. Debussy n'est qu'un coucher de soleil. Satie est l'aurore dont Le Coq de Jean Cocteau salue la lumière neuve.
La vérité est sensiblement différente. Par le truchement de l'ironie, Satie dédouane les formules mélodiques usées que les musiciens d'avant-garde souhaitaient mettre hors commerce. La tonalité retrouve grâce à lui ses assises. L'espace sonore, à nouveau, se rétrécit. Les néoclassiques qui marchent sur ses traces vont verser dans une incroyable paresse de rythmes et de formes. Et, partout en Europe, les années vingt obéiront à ce rappel à l'ordre dont Satie accepte de hisser le drapeau. Heureusement Satie innove en même temps qu'il raccommode. À sa manière propre, son art d'accompagner de « fausses notes » calculées une mélodie banalement tonale naturalise les éléments sonores que l'ancienne façon de procéder ostracisait. Les cinq degrés étrangers à la gamme hexatonique se hissent ici au niveau des sept touches indigènes :
Mais, en dépit de la spirituelle citation d'Audran , la comparaison est cruelle ! Au lieu de la fusion vibratoire que Debussy nous proposait, Satie n'admet les notes aberrantes par rapport à l'échelle tonale que comme l'on saupoudrerait un plat bien de chez nous d'épices exotiques.
Symboliquement parlant, les nantis peuvent dormir tranquilles ! Cependant Satie désacralise la musique comme personne. Sa musique d'ameublement inaugure notre musique de consommation. Musique sans graisse, propre à un capitalisme qui n'a que faire de l'idéal et de l'intériorité. Musique qui congédie ces empêcheurs de gagner de l'argent en rond que sont la profondeur et le sérieux... En réalité, la musique d'Erik Satie est celle d'un compositeur frustré de tendresse et malheureux à fendre l'âme. Derrière ses rires pouffés, ses clins d'œil malins, sa méchanceté sado-masochiste, Satie souffre le martyre. Sa musique a l'insoutenable légèreté des êtres que nous devenons.
17. Parviennent à cette conclusion, à la fois M. Rebérioux, La République radicale ? 1889-1900, Seuil, 1975, pp. 40-41 (Nouvelle Histoire de la France contemporaine, tome XI) et C. Charle, Les élites de la IIIe République 1880-1900, Fayard, pp. 453-458.
18. C'est du moins ce que laisse entendre J. Pasler, "Opéra et pouvoir : forces à l'œuvre et derrière le scandale du Pelléas de Debussy", in La Musique et le Pouvoir, sous la direction de H. Dufourt et J.-M. Fauquet, Aux Amateurs de Livres, 1987, p. 150.
19. C. Charle (Les élites de la IIIe République..., op. cit.,) note que, si les classes dirigeantes ont l'air de se désintéresser des mandats parlementaires, c'est qu'elles leur préfèrent des formes d'action politique moins visibles. La guerre leur a fait découvrir l'intérêt et les méthodes du bourrage de crânes.
20. Satie, « Podophthalma », Embryons desséchés, 1913.
21. Ce sont les paroles de cet air de la Mascotte, non sa musique, qui conduisent Satie à l'utiliser. Il faut comprendre en effet que, pour ralentir la proie qu'il pourchasse, le crustacé lui chante : « Ah ! n'courez donc pas comm' ça.. »Ce sont les paroles de cet air de la Mascotte, non sa musique, qui conduisent Satie à l'utiliser.
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