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   Musique  et  société

Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique

Musique et société Articles La chanson populaire au cœur de l´opéra Les variations sur « Au clair de la lune »

À présent, l'italianisme à la Rossini est la coqueluche des aristocrates et des bourgeois de haut vol. Dès 1817, le premier opéra de Rossini représenté à Paris : L'Italienne à Alger est à l'affiche du Théâtre italien.  Le Turc en Italie  lui succède en1820, l'année-même de la reprise des   Voitures versées   de Boieldieu.

Résumons nos idées avant de changer de poste d'observation :

1°) En1807, l'influence culturelle de la France est en Russie, malgré la Révolution, ce qu'elle était au temps de Catherine II. Ces variations sur " Au clair de la lune " l'attestent.

2°) L'image que ces Voitures versées nous donne de la noblesse est ambiguë.

La noblesse en noir et blanc...

D'une part, Dormeuil est odieux et ridicule : il fait courir le risque de se rompre le cou aux gens qui voyagent sur ses terres et son fétichisme parisien est aussi grotesque que l'est l'ostentation avec laquelle il fait les honneurs de son château et de ses talents. D'autre part, ce même Dormeuil est sympathique : sa générosité, sa sociabilité, son amour du théâtre et de la musique, sa volonté d'instruire dans l'art du solfège et du piano les provinciaux qu'il juge dignes de fréquenter l'école de musique qu'il a ouverte et où il dispense son enseignement, son éclectisme esthétique, enfin, nous touchent. M. de Dormeuil tente de réconcilier, non seulement le goût français avec le goût italien, mais le goût populaire avec le goût savant... Ne mérite-t-il pas son privilège d'être riche et de jouir d'un pouvoir social quasiment intact ? Comme la France révolutionnée qui est la sienne, il a l'esprit concordataire. Et c'est grâce à ses pareils que l'unité culturelle de la France se construit sur les décombres des us et coutumes des régions:

3°) L'esthétique de Boieldieu ouvre plusieurs questions. Vise-t-elle à réunir à nouveau, comme le fit jadis Couperin, le goût français et le goût italien ? En tout cas, l'amour du folklore tel que le concevront les George Sand et les Nerval, en extase devant sa simplicité et sa beauté native, est encore à venir. À l'époque de Boieldieu, le folklore n'est présentable que retravaillé par les compositeurs savants. Le public cultivé se déclasserait s'il lui prêtait tel quel une oreille admirative : sa roture sonore le contaminerait.

Virtuosité, goût du plaisir et du paraître

Boieldieu cherche-t-il plutôt à remettre au goût du jour le style galant ? Son écriture musicale prolonge en l'aplatissant la langue de Haydn et de Mozart. Boïeldieu a quinze ans de moins que Méhul et cinq ans de moins que Beethoven. Sa musique est pourtant esthétiquement antérieure à la leur. Sa formation, ses façons de vivre aux dépens de mécènes russes ou français, sa dévotion à la duchesse de Berry dont le militantisme ultra et les complots rocambolesques ont déstabilisé la Restauration et la Monarchie de Juillet : autant d'éléments qui font qu'on est en droit de considérer Boieldieu, mort en 1834, comme un musicien attardé de l'Ancien régime. Faut-il aller jusqu'à qualifier son esthétique d'esthétique d'émigré ? Peut-être. On comprendrait alors la condescendance de fait avec laquelle il traite Au clair de la lune. Cette chanson, issue d'une contredanse « savante » composée à Paris vers la fin des années 1770, se répandit en effet suffisamment vite et suffisamment largement pour qu'on puisse la prétendre, non seulement populaire, mais ancienne. D'où le qualificatif de « gothique » qu'un « merveilleux » tel que M. de Fleurville (un « méveilleux », comme on disait alors) lui applique. Or Boieldieu s'en empare pour l'ennoblir, croit-il, en fait pour l'arracher à la condition folklorique. En clair, Au clair de la lune sert à Boieldieu de repoussoir populaire pour rendre plus brillante, plus rare, plus seigneuriale la virtuosité élitiste des variations dont il la pare. De fait, tout, dans cette fantaisie vocale sur la plus connue de nos chansons, est dans la forme ; rien ou presque dans le fond. Primat du paraître sur l'être ; primat du jeu sur le besoin d'expression et de signification. Pour tous ceux qui pensent et sentent comme Dormeuil, Pierre Bourdieu nous souffle que pareille esthétique offre plaisir, gratuité, époustoufle : elle leur ressemble. Pour peu qu'on accepte et pourquoi pas ? le jeu qu'elle propose, elle ravit. Mais pour qui refuse d'assigner l'art au seul divertissement, pour qui choisit de maugréer avec Alceste contre Oronte et son sonnet précieux, cette musique « censure » un « contenu expressif » qui, dans les façons populaires de parler, de bouger, de chanter et de vivre, « exploserait » sans retenue. Elle est sensualité et affectivité muselées, communication sous surveillance. Elle cache sous des fleurs son refus de toute promiscuité, de toute familiarité, de toute confidence. Au chercheur, sinon à tout un chacun, de réfléchir au sens qu'il prête à la musique, comment et pour quelles raisons il en attend ou en refuse ceci ou cela, et jusqu'où l'invention et la réception de la musique se trouvent socialement conditionnées.

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3- cf. P. Bourdieu, La distinction, critique sociale du jugement, Éditions de minuit, 1979