Musique et société
Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique
C/ La fin de la Sonate en si nous délivre-t-elle un message?
Les trois noires du tout début de la sonate résonnent à nouveau, un soupir les séparant l'une de l'autre comme d'habitude. Puis, lento assai, les gammes, toujours en couple, Mais cette fois, les deux ont la même structure : 2 fois 1 ton + ½ ton + 1 ton + ½ ton + 1 ton ½ + ½ ton, : Et notons qu'elles descendent maintenant à partir de si, note de la tonalité de la sonate et notons qu'il s'agit encore une fois d'une gamme hongroise.
Mais, à la différence de celle des mesures 5-6, laquelle avait deux secondes
augmentées, cette dernière n'en compte qu'une. Plus simple, donc. Mais pourquoi plus de gamme grégorienne ? Les tziganes et les musiciens du petit peuple auraient-ils désormais seuls le droit à la parole sonore ? Liszt est pourtant loin d'avoir en 1855 les idées socialement subversives de ses vingt ans. Theodor von Bernhardi, le général de l'armée prussienne en ambassade à Weimar l'aurait même entendu déclarer en 1851 que, « si l'on suivait les utopistes révolutionnaires, la guillotine serait introduite partout comme instrument permanent de l'orchestre politique ». Incontestablement, son cœur bat toujours du côté des cours royale, impériale ou pontificale. En fin de compte, cette gamme hongroise qui conclut la sonate annoncerait-elles les œuvres « en mode hongrois » que Liszt va composer à partir de 1877 , comme Sunt lacrymosæ, Nuages gris, Venezia ou Lugubres gondoles ? Plus largement, les quatre gammes originales de sa Sonate suggèreraient-elles aux créateurs de composer neuf en imaginant des échelles musicales inédites? Liszt leur conseille-t-il d'oser innover ? Souhaite-t-il que soient dépassées les gammes tonales qu'il continue pourtant d'utiliser, à quoi vont répondre bientôt, chacun à sa façon, les Saint-Saëns, les Fauré, les Debussy, puis les Messiaen et les Schoenberg ?
À l'évidence, la dernière page de la Sonate en si nous laisse musicalement perplexes. Sonate, que me veux-tu ? Qui sommes-nous ? Que savons-nous de la terre, du ciel, de Dieu, du démon , de l'espérance, cette petite fille de rien du tout ? Quel avenir attend la musique ?
Acceptons cette évidence : une œuvre d'art n'est jamais univoque. Sa survie est en proportion de la pluralité des significations qu'elle propose à ceux qui l'interrogent. Les phrases qui précèdent ne prétendent pas en dire toute la vérité et rien que la vérité. On peut évidemment parler de musique en technocrate, en disséquant les œuvres comme on dissèque un cœur ou un cerveau. Mais qu'est-ce que cela nous apprend de la musique ? Comment parler de musique si l'on fait abstraction de la façon dont on la ressent ? Comment entrer dans une œuvre musicale sans se raconter des histoires ? À vous de découvrir le sens qu'a pour vous la Sonate de Liszt, cet impressionnant bloc de musique,. À vous de l'écouter avec les oreilles du cœur, de trouver le moyen de l'aimer puisqu'il n'y a pas d'autre façon de comprendre.
Pour toi, mon très cher ami Jean-Marie JACONO,
sans doute le dernier de mes articles.
Michel FAURE
mai 2022
Bruno Moysan, Liszt virtuose subversif, éd. Symétrie 2010
Roland de Candé, La vie selon Franz Liszt, Seuil, 1998
Pierre-Antoine Huré et Claude Knepper, Liszt en son temps, Hachette 1987 et Franz Liszt, Correspondance choisie, J.C. Lattès, 1987.
Franz Liszt, Correspondance choisie, J.C. Lattès, 1987.
Zsolt Harsanyi, La vie de Liszt est un roman, trad. du hongrois par F. Gal, Actes sud, 1986.
Vladimir Jankélévitch, Liszt et la rapsodie, Essai sur la virtuosité, Plon, 1978
Sacheverell Sitwell, Liszt, Buchet-Chastel, 1961
Silence, Revue trimestrielle, numéro consacré à Liszt, 1986
3 P.-.A. Huré, Liszt et son temps, Paris, 1987, p.361-377
4 Cf. l'encyclique Quanta cura ou le Syllabus de 1864.
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