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   Musique  et  société

Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique

forlane 

Origine et analyse de la Forlane du Tombeau de Couperin de Ravel

 

Nous devons la « Forlane » du Tombeau de Couperin de Ravel au pape Pie X !

Jugeant le tango licencieux, Pie X se met en devoir de briser sa carrière en exhumant la forlane. L'histoire de cette danse ancienne paraît à propos dans la Revue musicale du 1er avril 1914 ; J. Escorchevielle y fait remonter en 1609 sa plus ancienne mention. Il soupçonne cette danse de s'être introduite de Venise en France sous Louis XIV. Il explique comment courtisanes et filles de gondoliers la dansaient, relevant audacieusement leurs robes pour découvrir leurs escarpins, les épaules et le sein voilés d'une simple dentelle découpée. Que la forlane appelée à détrôner l'érotique tango soit elle-même libidineuse à l'origine fait un amusant pied-de-nez au pontife. Joint à la transcription de la Forlane du 4e concert royal de Couperin en annexe à l'article d'Escorchevielle, pareil trait stimule l'inspiration de Ravel. Aussitôt, il confie à Cipa Godebski : « Je turbine à l'intention du Pape. Vous savez que cet auguste personnage (...) vient de lancer une nouvelle danse, la forlane. J'en transcris une de Couperin. »

La guerre de 1914 et le patriotisme du compositeur n'y sont donc pour rien : c'est au saint Père que Le Tombeau de Couperin doit indirectement son existence. La suite de la lettre ravélienne est précieuse : « Je vais m'occuper », annonce Ravel, parlant toujours de sa forlane, « à la faire danser au Vatican par Mistinguett et Colette Willy en travesti. Ne vous étonnez pas de ce retour à la religion... C'est l'atmosphère natale qui vaut ça ».

En vacances dans son très catholique pays basque, Ravel se souvient manifestement ici d'un scandale provoqué par Colette au Moulin Rouge, dont La Retraite sentimentale nous révèle la teneur. En ces termes, la partenaire de music-hall   de la romancière nommée Annie    raconte : « Willette Collie, qui jouait le Faune(...) cabriolait sur scène en maillot de bain, comme une démon et dansait en aveugle, ses cheveux courts dégringolés sur son nez. (...) Cette toquée s'ingéniait à varier notre duo tous les soirs. (...) Un jour, elle m'empoigne par les reins, comme un paquet, et m'emporte sous son bras, ma tunique et mes cheveux roux traînant en queue triomphale... Une autre fois, pendant notre baiser – le fameux « baiser » qui fit scandale et qu'elle me donnait avec une fougue indifférente –, elle insinua sa main sous mon bras et me chatouilla irrésistiblement... Ma bouche, bâillonnée par la sienne, laissa échapper un petit cri râlé... »

Rien qu'à l'idée de scandaliser les bien-pensants en faisant secrètement allusion à un spectacle pareillement érotique et homosexuel, on devine Ravel émoustillé ! Décidément, l'histoire de la Forlane apporte de l'eau au moulin de ses complexes... En tout cas, il renoue avec une danse qui égayait la vieillesse de Louis XIV, avec l'époque des Watteau et des clavecinistes...

Passé l'aveu primesautier à Cipa Gobeski, Ravel se tait. Lui qui clame à qui veut l'apprendre que son Monticelli et ses bibelots japonais sont des faux, il se réserve le solitaire plaisir mystifier de dominer le monde. Le Tombeau achevé, ni Roland-Manuel, ni aucun des pianistes qui le travailleront avec le compositeur ne se douteront qu'il doit bel et bien son existence à une véritable forlane couperinienne. Ravel déclarera d'ailleurs que son hommage s'adresse « moins en réalité au seul Couperin qu'à la musique française du XVIIIe siècle » en général, ce qui n'est ni vrai ni faux.

Prenons Ravel en flagrant délit de copier originalement la Forlane des Concerts royaux. Selon Roland-Manuel, Ravel ne s'occupait « que de réussir ces pastiches secrets qui font immanquablement oublier leurs modèles ». Il se plaçait devant l'œuvre d'un maître « comme un copiste du Louvre devant un Titien », persuadé que, si l'on a « quelque chose à dire », ce quelque chose n'apparaît jamais plus clairement que dans l' « involontaire infidélité au modèle ». Voici le début de la danse qui veut transcrire :

Ravel Forlane

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*L'essentiel de ce qui suit est extrait de La nostalgie du XVIIIe siècle chez Fauré, Debussy et Ravel, thèse pour le doctorat de 3e cycle, sous la direction de J. Chailley, Paris I, 1974.

1 Selon Julia Kristeva, ( Le génie féminin, Tome III : Colette, Fayard, 2002, p. 64 ), ce scandale éclata le 3 juillet 1906, lors de la représentation de la pantomime Rêve d'Egypte. Cette pantomime était jouée par Colette elle-même avec son amante d'alors, Missy, marquise de Belbeuf, fille du duc de Morny, le demi-frère de Napoléon III. Un baiser sur la bouche que donnait l'égyptologue-Colette) ressuscitait la momie-Missy... L'année suivante, La Retraite sentimentale de Colette romançait cet épisode.