Il est nécessaire d'activer le Javascript pour naviguer sur ce site.

   Musique  et  société

Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique

Suite de Saint-Saëns

7°) Ce retournement des esprits va de pair avec l'aristocratisation des classes possédantes. Face à l'instauration du suffrage universel, face au relatif populisme du Second Empire, face aux lois scolaires et syndicales de Jules Ferry, la France d'en haut choisit l'élitisme. Le grec, le contrepoint distinguent... Au temps de l'impératrice Eugénie, les crinolines singent les robes à paniers. Le mobilier du Second Empire s'inspire du style Louis XVI. Autour des années 1880, les poètes et les musiciens brodent et surbrodent le thème des fêtes galantes. Ce ne sont que frondaisons versaillaises, sérénades offertes à d'oisifs représentants d'une société choisie. La vocalise baroque rentre en scène dans les mélodies de Fauré et de Debussy. Le style luthé, le menuet, la pavane, la sarabande, la forlane, le rigaudon refleurissent. Le musée des instruments anciens ouvre ses portes au Conservatoire en 1862. Louis Tomasini répare les clavecins d'autrefois et les firmes Pleyel et Gaveau sortent leurs nouveaux modèles de clavecins, de clavicordes et d'épinettes que l'Exposition universelle de 1789 met à l'honneur. Les Ordres de François Couperin sont réédités en France en 1862 ; ils le sont par Brahms en Allemagne, en 1888. Diémer achète son clavecin en 1882. Wanda Landowska enseigne à la Schola Cantorum à partir de 1900. Vers la même époque, le Figaro organise un concert qui émerveille Jules Lemaître par ses vielles, ses violes de gambes et son clavecin

Tous ces détails convergent - redécouverte de la peinture, de l'architecture, du mobilier des instruments de musique et des compositeurs des XVII et XVII siècles. Ils occultent, ils nient à leur façon les cités industrielles, l'affairisme bourgeois, la démocratisation en progrès, le prolétariat misérable. Les frondaisons de Le Nôtre, l'élégance subtile des clavecins et des musiques qu'ils ont suscitées fait oublier les fumées des usines et les flaques de sang des émeutes réprimées. Le peuple, dans les fêtes galantes de Watteau ou de Verlaine, de Fauré ou de Debussy ne figure que sous les traits des personnages de la commedia dell'arte dont la fonction est d'amuser leurs maîtres. Chez Rameau, les paysans dansent des rigaudons. Chez Mozart, les valets et les paysans font rire ou sourire avec sympathie. Chez Bach, le peuple n'existe pas. Alors, l'idée du Grand Soir était impensable.... Ou, si la révolution se préparait, si la société choisie devinait qu'elle vivait ses dernières heures, le peuple restait aimable... Heureusement, on ressuscite le folklore qui parle du peuple d'autrefois. Cocteau et Milhaud font revivre un matelot d'avant la marine à vapeur. Les Malheurs d'Orphée, un maréchal ferrant ou un vannier d'avant l'automobile.

Pareil retournement du goût a pour corollaire et pour terrain fertile l'aristocratisation de la bourgeoisie française, voire européenne. Cette aristocratisation est aussi vieille que la bourgeoisie, puisque l'auteur du Bourgeois gentilhomme s'en moquait déjà, sur ordre royal. Plus près de nous, dans les hautes sphères de la société et, de proche en proche, dans la classe moyenne, cette tendance se poursuit. En témoigne la veuve d'Isaac Singer : une fois décédé son self-made man de mari (celui-ci, né en 1811 et américain d'origine juive-allemande, inventa successivement une excavatrice, une imprimante à images, une machine à coudre de nouvelle génération primée à l'Exposition universelle de 1855), cette veuve revient à Paris. Elle épouse le vicomte belge Nicolas Reubsaet, duc de Camposelice. Winaretta, la 2e des six enfants du couple fait mieux : elle devient princesse de Scey-Monbéliard, puis princesse de Polignac. Exceptions ? Que non pas ! Y compris en bas de la société, la particule fait fureur : on connaît Liane de Pougy ou Octavie de la Ferronnière, la propre tante de Claude Debussy. Fût-il fictif, l'anoblissement fait classe. Et pour qui a de l'argent, le genre de vie qui s'ensuit – un hôtel parisien flambant neuf de style néoclassique, un palais vénitien, une brillante générosité de mécène... – cautionne la prétention. Voilà nos parvenus du négoce, de l'industrie, voire d'un autre commerce, hissés au somment de l'illustration sociale... Comme c'est le cas pour les Buddenbrook de Thomas Mann, l'art fournit l'adjuvant nécessaire. Winaretta Singer fréquente plusieurs ateliers de peintres. Elle s'enthousiasme pour Manet et pour les impressionnistes. Dans l'atelier de Roger Jourdain, elle rencontre Fauré. Il la séduit. Elle l'invite en 1891 à Venise, dans son palazzino San Gregorio loué dont je situe mal l'emplacement dans la ville patricienne. La princesse joue du piano. Elle touche l'orgue. Elle chante. Elle compose. Fauré lui dédie ses Cinq mélodies de Venise sur des textes de Verlaine en lui disant :

J'essaie de créer du nouveau quand je travaille pour vous qui êtes la personne du monde qui ressemble le moins aux autres.

 

1     2     3     4