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   Musique  et  société

Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique

Pourtant le goût se retourne. Le premier prélude de Bach devient un Ave Maria qui fait se pâmer les bigotes. La grandeur de Bach - Fauquet et Hennion l'ont brillamment démontré - se construit. En 1876, Samson et Dalila introduit le style des passions de Bach jusque dans le genre profane s'il en est de l'opéra. Le Prélude choral et fugue de César Franck date de 1888. En 1904, l'organiste de Saint-Sulpice, Gustave Bret, fonde la société Bach. En 1890, Gounod s'enthousiasme :

Ô Mozart, divin Mozart, qu'il faut peu te comprendre pour ne pas t'adorer ! Toi, la vérité constante ! Toi, la beauté parfaite ! Toi, le charme inépuisable ! Toi, toujours profond et toujours limpide ! ...Toi qui as tout ressenti et tout exprimé dans une langue musicale qu'on n'a jamais surpassée et qu'on ne surpassera jamais !

Trois ans plus tard, Romain Rolland écrit quelques pages dans la Revue de l'art dramatique, pages reprises en 1908 dans ses Musiciens d'autrefois. Manifestement, il s'efforce d'y hausser Mozart, sinon au-dessus de Beethoven et de Wagner dont les opéras au Palais Garnier dominent encore largement les programmes, mais à leur niveau. La somme de Théodore de Wyzewa et de Gaston de Sainte-Foy consacrée à Mozart sort des presses à partir de 1913.

Comme la bachomania, la mozartophilie que nous connaissons se met véritablement en place à la charnière des XIXe et XXe siècles. Saint-Saëns loue un orchestre à Londres pour se jouer l'intégrale des concertos de piano du salzbourgeois. Debussy découvre Rameau en 1903. En 1914, à la lecture d'une Forlane de Couperin transcrite dans la Revue Musicale , Ravel compose son sublime démarquage qui donne son titre au Tombeau de Couperin. Enfin, l'Octuor de Stravinsky et son Concerto pour piano et instruments à vent des années 1923-1924, officialisent l'esthétique du retour à Bach : celle-ci tourne à la tarte à la crème.

5°) À l'évidence, des considérations techniques interviennent aussi. Les progrès de l'harmonie, l'intégration de nouvelles dissonances aux sonorités admises, les tentatives de sortie ou de dépassement de la tonalité avec l'inauguration de grammaires musicales nouvelles, la découverte des rythmes et des percussions d'outre-mer, leur exploitation, l'irruption du jazz, l'invention de la lutherie électrique ébranlent, chez bien des compositeurs et des mélomanes, la confiance dans le devenir de la musique. À force de créer de nouveaux frissons auriculaires, certains, comme Saint-Saëns 1890, s'interrogent : toutes ces conquêtes valent-elles ce qu'elles périment ? La musique ne court-elle pas à sa perte ? Loin de scier la branche sur laquelle les musiciens sont confortablement assis, il serait sage, il serait prudent qu'ils conservent, qu'ils raniment, qu'ils sacralisent la musique du passé.

Donc, défions-nous de Wagner. Laissons Schoenberg, laissons Varèse, laissons les bruiteurs italiens à leur folie. Renflouons le modalisme grégorien. Partons à la recherche des folklores. Revenons-en à Monteverdi, à Rameau, à Bach, à Mozart... Redécouvrons les subtilités du clavecin, l'élégance des danses anciennes... Les sonorités qui enchantaient nos devanciers peuvent et doivent nous parler à nouveau. Elles peuvent embaumer, elles peuvent guérir nos blessures. Car

6°) un double traumatisme trouble et affecte les sensibilités. Traumatisme national : défaite de Waterloo, désastre de Sedan, amputation de l'Alsace et de la Lorraine, nouvelle attaque des armées du Kaiser en août 1914... Traumatisme social : 1793, bien sûr. Mais la Monarchie de Juillet s'avère incapable de mettre fin aux émeutes récurrentes et ni la Deuxième République, ni le Second Empire ne résolvent la question sociale. Février 1848, la Commune, les attentats anarchistes des années 90 frappent les sensibilités. Le goût s'en trouve remis en question.

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D'abord lié aux nostalgiques des Anciens Régimes, le Romantisme avait fini par se trouver en parfait accord avec les révolutions du XIXe siècle. Mais devant la patrie envahie, l'esthétique romantique originaire d'Albion, la perfide, et de la Germania barbare devient l'ennemi infiltré dans l'hexagone. En outre, comme son esprit souffle dans le sens de la révolution, les classes possédantes s'en détournent. La liquidation du romantisme au cours du second XIXe siècle accompagne en effet les journées de juin 1948, le coup d'État et la dictature de Napoléon III, la répression de la Commune, l'ordre moral de Mac-Mahon... On se plaît à croire que l'art et la politique sont deux domaines complètement étrangers l'un à l'autre. Ma conviction est qu'ils illustrent, accompagnent, dirigent, chacun à sa manière, le mouvement de la société. Le retour au catholicisme romain ? le retour à la Grèce ancienne ? le retour au classicisme (on ne parle pas encore de baroque, Eugenio d'Ors ira jusqu'à l'assimiler au romantisme en 1936 ...), voilà les thérapeutiques sociales indispensables.

Saint-Saëns joue des pièces de Rameau à Dijon, lors de l'inauguration de sa statue en 1876. Proust entend chez le prince et la princesse Polignac, en 1895, le Dardanus de Rameau qui n'avait pas été représenté depuis plus de cent ans. Maurras approuve ce retour aux maîtres anciens. Il écrit en 1902 dans la Gazette de France : les Romantiques attaquent

les lois ou l'État, la discipline publique ou privée, la famille, la patrie et la propriété

Au contraire,

Ronsard et Malherbe, Corneille et Bossuet défendaient en leur temps l'État, le roi, la patrie, la famille, la propriété et la religion.

À dater de la thèse de Lasserre (1907), le Romantisme devient l'esthétique à abattre. La Grande guerre et la Révolution d'octobre accusent cette haine, fille de la peur sociale. Gide s'en mêle. Stravinsky le suit : la fugue implique mieux qu'aucune autre forme musicale « la soumission de l'auteur à la règle ». Connotations politiques évidentes...

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2. J.-M. Fauquet et A. Hennion, La grandeur de Bach L'amour de la musique en France au XIXe siècle, Fayard, 2000.

3. Eugenio d'Ors y Rovira, Lo barroco.

4. P. Lasserre, Le Romantisme français. Essai sur la révolution dans les sentiments et les idées du XIXe siècle, Paris, 1907.