Musique et société
Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique
Comprendre ce goût retrouvé pour la musique
dite baroque...
Toute ma vie, depuis ma thèse sur la Renaissance classique soutenue en Sorbonne en 1974, jusqu'à mon tout récent ouvrage L'influence de la société sur la musique, je me suis intéressé à cette énigme qu'est la mobilité du goût musical, cette perpétuelle évolution du langage, ces oublis, ces redécouvertes de tel ou tel style, de tels compositeurs.... À mon sens, l'histoire sociale peut seule rendre compte de ces phénomènes. Mais comment ?
1°) On sait que, passée la mort d'un compositeur et une fois oublié l'éloge funéraire qui l'accompagne, sa notoriété s'efface. Il sort de l'actualité. Au bout d'un temps plus ou moins long, sa cote remonte dans l'opinion des mélomanes.
2°) S'agissant du retour du baroque - mais quelle valeur accorder à ce mot fourre-tout, où l'on trouve pêle-mêle Monteverdi, Lully, Scarlatti, Vivaldi, Bach, Mozart et tant d'autres ? -, il faut tenir compte du développement exceptionnel des études historiques au XIXe siècle, probablement lié à l'évolution politique et sociale post-révolutionnaire. Ce n'est pas par hasard si Napoléon fait entrer l'Histoire dans le cursus des études secondaires. Ce n'est pas par hasard non plus si les travaux concernant Mozart se multiplient à partir de 1801, 1814, 1843, 1857... L'ouvrage d'Otto Jahn en quatre volumes est publié entre 1856 et 1859, le catalogue de Köchel en 1862. L'Histoire de l'harmonie au Moyen âge de Coussemaker date de 1865, La Vie, le talent et les travaux de J. S. Bach de Forkel de 1876, les Mélodies grégoriennes de dom Pothier de 1880, l'Histoire de la symphonie à orchestre jusqu'à Beethoven de Brenet en 1882, le Palestrina et Vittoria de Pedrell en 1899...
3°) Le goût musical est alors à la traîne du goût littéraire et du goût pictural. Sainte-Beuve nous rend la mémoire de notre poésie du XV siècle en 1828. Les Grotesques de Théophile Gautier paraissent en 1844. Dans la foulée, entre 1854 et 1869, Charles Blanc redécouvre les Peintres des fêtes galantes ; les Goncourt, L'art français au XVII siècle ; Verlaine, les Fêtes Galantes de Watteau. La musique retrouve les siècles de Versailles et de Trianon, celui de Rameau, de Bach et de Mozart : le grand siècle selon Michelet. C'est en 1863 que l'historien de la littérature Daniel Nisard qui déteste le romantisme et Beethoven confesse :
Mozart me fait revivre tous les jours... Il fait de la mélancolie un état d'âme délicieux qu'on voudrait voir durer toujours.
4°) Du travail historiques à la reprogrammation des compositeurs retrouvés au concert et à l'imitation de leur esthétique, il n'y a qu'un pas. Chopin pratique son Clavier bien tempéré tous les jours. Liszt transcrit pour piano des œuvres composées pour orgue par Jean Sébastien Bach. Saint-Saëns programme à son premier récital de piano en 1849 - il a onze ans !- un prélude et une fugue du grand Cantor. En 1858, il ouvre son Second concerto pour piano par une cadence de style alla Bach. Or Cherubini et Berlioz méprisaient, il y a peu, les « grimoires » gothiques de Sébastien Bach. Et le grand Berlioz jugeait encore en 1858 les vocalises d'Anna de Don Giovanni comme
l'un des crimes les plus odieux... que l'on puisse citer dans l'histoire de l'art
L'Ancien Régime était encore largement décrié dans les années 1800-1850. Nul bourgeois ne regrettait son statut de roturier d'avant 89. L'architecture des siècles classiques, le mobilier rocaille, la peinture galante ou la musique rococo étaient jugées ridicules. À l'origine, ces termes de rocaille et de rococo se voulaient injurieux. Gluck avait détrôné Rameau ; Ingres, Boucher et Fragonard. Comme Watteau, Mozart n'était qu'un petit maître préoccupé de gracieux riens et de sérénades futiles. D'ailleurs, le premier Empire tripatouillait ses opéras sans vergogne et, pour Stendhal, Mozart n'était qu'un émule de Cimarosa. Ce dénigrement perdure jusqu'à l'extrême fin du siècle, voire au-delà. Pour Vincent d'Indy, dont on sait quelle influence pédagogique il exerçait par l'intermédiaire de la Schola Cantorum aux nombreuses filiales internationales, les sonates de Mozart n'étaient, encore en 1909, qu'un « assemblage naïf de formules sans personnalité ». Et ses œuvres dramatiques pêchaient par l'excès de
la forme symphonique qui, au théâtre, est cause de monotonie et de pauvreté.
Don Juan ?
Somme toute, cette œuvre, comme toutes les autres pièces de Mozart, est une succession de morceaux de chants juxtaposés, sans le moindre essai d'innovation dramatique, sauf toutefois l'entrée du Commandeur. Au point de vue théâtre, c'est un recul sur l'art de Monsigny, malgré un jet mélodique infiniment plus intéressant.
Incroyable ! Mais lorsqu'on juge de la musique par Beethoven et de l'opéra par Wagner, on arrive forcément à des stupidités de cet ordre.
1. Une version très voisine de ce texte a été lue par Benoît Duteurtre à la Fondation Singer-Polignac, dans la cadre du Colloque et Concert donné le 17 novembre 2008.
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