Il est nécessaire d'activer le Javascript pour naviguer sur ce site.

   Musique  et  société

Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique

 

Venise barcarolle

La barcarolle continue toujours de bercer en privé les voyages amoureux. Ou plus précisément, ce n'est qu'à partir de Thermidor et même à partir de Waterloo que, une fois refermée la fresque héroïque et combattante de la France, la célébration du carnaval interdit pendant plus de dix ans redevient possible. En effet, c'est avec le Congrès de Vienne, avec la Restauration, avec le retour de émigrés que l'esthétique de la fête galante rentre en scène avec ses masques napolitains. Le ballet du Carnaval de Venise de Persuis et Kreutzer remporte un succès tel à l'Opéra, en février 1816, que les deux barcarolles dont il lance la vogue inspirent Paganini, Théophile Gautier et Liszt. Dans la foulée, la fête galante et la barcarolle séduisent Hugo, Musset, Nerval, Charles Blanc, Berlioz, Saint-Saëns, les frères Goncourt... La barcarolle est tellement au goût du jour que la quasi-totalité des compositeurs d'œuvres lyriques, piqués d'émulation, l'introduisent dans leurs opéras et que d'innombrables romances et une invraisemblable pléthore de pièces instrumentales, la plupart destinées au piano, sacrifient à cette forme musicale. L'industrialisation galopante avec ses nuisances et les conflits sanglants qu'elle entraîne suscitent-ils ce besoin d'évasion, ces rêves de promenades amoureuses sur la mer berceuse, cette fuite vers la beauté d'une Cythère ou d'une Venise qui tournent aux mythes ensoleillés ? Toujours est-il qu'Auber, Halévy, Weber, Gounod, Bizet, Offenbach, Massenet, Schubert, Schumann, Mendelssohn, Chopin, Tchaïkovski, Fauré, Debussy, Rachmaninov... tous rendent hommage avec ferveur à cette forme de musique à chanter ou jouer sur l'eau.

L'image de Venise tout blanc et noir nourrit et colore ces barcarolles dont le foisonnement étonne : Venise, qui invite les couples licites ou non sur ces canaux ; Venise, la cité patricienne qui n'a jamais connue de révolution ; Venise dont Byron, Chateaubriand, Musset, Gorges Sand reviennent ensorcelés et dont Chopin est inconsolable de manquer le pèlerinage ; Venise, ses espions, ses sbires, ses geôles, la dureté cupide de ses marchands ; Venise qui s'enfonce irrémédiablement dans sa lagune...

À partir des journées de Juin 1848, du coup d'État de 1851, de la défaite de Sedan et de la Commune, les barcarolles chantent de moins en moins le plaisir de partir sans autre souci que celui d'aimer en dépit de la fuite des jours. Elles oublient leur facilité mélodique et leur charme populaire. Elles virent à l'élitisme, à la nostalgie, à l'angoisse, à la névrose... Peur de l'avenir ? Peur des masses populaires qui s'organisent ? Peur de la guerre qu'on devine proche? Le conflit de 1914-1918 ne met pas fin à la saison des barcarolles, mais il en frappe à mort le genre musical, manifestement liée aux sociétés de loisirs et aux bourgeois de culture aristocratique. De fait, la barcarolle est comme interdite en Europe au temps où gouvernent les Mussolini, les Lénine, les Staline, les Hitler, les Franco, les Pétain.... Si l'on s'embarque alors, ce n'est pas vers Cythère et ses temples de l'amour, mais vers la haine, la violence, la torture, la mort.

1    2