Musique et société
Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique
Assis sur son trône glorieux de quartes et sixtes (disposition harmonique fautive dont Liszt affectionne l'exceptionnelle majesté), on l'imagine englobant la totalité du visible et de l'invisible. Ce thème trinitaire s'achève en posant trois questions. La dernière, tout en répétant dans leur rythme iambique les quatre notes de sa mélodie, interpelle de façon pressante les motifs @ et @' de l'Allegro. Par trois fois, la Trinité divine inviterait-elle ses créatures à convertir leur âme ? De fait, le motif @ l'entend. Mesures 120 et suivantes, lui, initialement batailleur, est à présent humble, discret, recueilli. Ses huit notes chantent sans accompagnement. Délesté de ses octaves semblables à des épées propres à trancher les têtes, il s'agenouille. Son cœur demande pardon.
Le bref motif @', lui, reste sourd à l'appel divin. Pendant huit mesures, il continue de grognonner ses rancœurs. Mesure 140 cependant, ses croches piquées tant de fois répétées s'harmonisent de tierces, de sixtes, de septièmes. Puis, mesure 154, enfin, il se métamorphose. Sa méchante humeur naguère confinée dans les bas registres du piano chante à présent de façon lyrique,
extatiqe, céleste. Est-ce la souffrance des misérables qu'il nous dévoile ? La société idéale dont ils rêvent ? Comme promis, les derniers deviennent les premiers. Je songe à la Liberté guidant le peuple de Delacroix, à la Deuxième république abolissant l'esclavage, la peine de mort en matière politique et osant l'avancée du suffrage universel masculin. Une fusée de petites croches oriente notre @' vers le ciel : les anges l'appellent. Il leur obéit : son chant parti du fa # s'élève jusqu'au si où @ le rejoint et dialogue avec lui. Agitato et de plus en plus passionné, le chant nouveau du @' module un ton plus haut, puis deux tons, puis trois tons plus haut, répétant chaque fois sa note initiale. Et, tandis que ses basses descendent, d'un la b au si une septième plus bas, et pareillement du si b au do # puis du do bécarre au ré, notre motif @' transfiguré finit par atteindre (mesure 197) un do #, un do # cinq fois noté en rondes et blanche,. Un do# sur la deuxième ligne supplémentaire au-dessus de la portée de clé de sol, lui qui, naguère, était relégué dans les registres ténébreux du piano ! Et ce do # trillé chante, en extase et ravi jusqu'à ce qu'un embrun d'étoiles filantes le hisse jusqu'à un mi, lui aussi trillé.
Au-dessous, dépouillé de sa cuirasse de chevalier et de tout ce qui n'est pas l'essence divine de son âme, @ s'élance. Trois croches propulsent sa septième diminuée de clé de fa en clé de sol, tant et si bien que le zigzag de ses blanche, blanches pointée et noires se rapproche du motif @`' qui le regarde.et l'appelle. Instants magiques : la lumière de fa # majeur les encense. S'ouvrent alors devant nous, au cœur de la Sonate en si, les portes de l'ineffable.
Plusieurs musicologues prétendent que Liszt se souvient ici du Faust de Lenau où le séducteur diabolique entraîne Marguerite dans le jardin nocturne. Selon l'écrivain, les arbres, le clair de lune, le chant des oiseaux, la voix du rossignol « complice du démon », leur jettent un charme et « l'océan des voluptés s'entrouvre pour les deux amants». Pourquoi pas ? Seulement, pour Liszt, le rossignol n'a rien de diabolique. L'amour vient de Dieu, non du diable.
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