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   Musique  et  société

Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique

Liszt a partagé leurs rêves. Il a fréquenté les saint-simoniens jusqu'à ce que leur religiosité industrielle tombe dans le ridicule. Il fut l'ami de Lamennais jusqu'à ce que Grégoire XVI, en juillet 1834, en condamne les thèses. Il est sensible au sort des misérables. Bien sûr, il ne se joignit aux émeutiers parisiens ni en 1830 ni en 1848. Mais il est à sa manière un rebelle, un subversif comme le dit Bruno Moysan, un révolutionnaire. Sur le plan métaphysique, il est attiré par le Diable tout en adorant Dieu. Il est Faust et il est Méphisto...

Au XIXe siècle, comme l'historien Robert Muchembled le développe dans son Histoire du diable, le visage du démon n'est plus celui du Moyen-âge. Maintenant on en rit, on en fait un croquemitaine. On l'intériorise : il devient cette part de nous-mêmes qu'il faut enchaîner. On le politise : pour Joseph de Maistre, le diable, c'est la Révolution, la désobéissance aux autorités établies, la tête du roi coupée. A contrario, Byron le réhabilite. Mary Shelley, en bonne lectrice de Rousseau, juge que l'ange déchu est un être bon que les hommes ont rendu méchant. Pour George Sand, Satan n'est autre que le dieu de la différence, le Messie des pauvres et des opprimés, « l'archange de la révolte légitime ». Proudhon, Vigny, Hugo pensent à l'unisson. Il est vrai qu'au temps de l'essor des banques, Mammon ne peut qu'être encensé... Influencées par d'aussi brillants intellectuels, Marie d'Agoult et sa fille Cosima vantent « les charmes et les perfections de Satan ». Liszt les écoute. Sa vie durant, Méphisto l'accompagne. Même après qu'il a été tonsuré, il lui dédie, non pas trois marches funèbres, mais trois valses, trois danses de l'emportement amoureux…

Résumons-nous. Liszt, est l'homme de toutes les contradictions. Il vise au dépouillement d'un saint François d'Assise, son patron, mais il est sensible aux honneurs. Décoré de la Légion d'honneur par Louis-Philippe, promu chevalier, puis commandeur par Napoléon III, il est anobli par l'Empereur de Vienne et ravi de s'appeler désormais Franz von Liszt. Son cœur aime les téméraires tragiquement châtiées tels Mazeppa, mais sa dévotion romaine et son goût de l'ordre le poussent en sens inverse. La Sonate en si possède le même ADN que lui. Son thèmes initial aux visages contradictoires est la caractéristique même de sa personnalité. À sa manière, il témoigne aussi des patries européennes qui, hier opposées se rapprochent, se trouvent, s'unifient autour du compositeur, écho sonore. La Sonate en si n'obéit à aucun programme, mais elle est fille de son temps et ne peut qu'en enregistrer les singularités. Au temps de Haydn et de Mozart, quand la société était structurée en trois ordres hiérarchisés, la sonate comptait généralement trois mouvements. Coïncidence ? Correspondance ? Conséquence ? Son premier mouvement était noble puisqu'il commandait au point de décider de la forme. Son second méditait, se confiait, pleurait : nous étions au confessionnal. Car le Clergé était pratiquement devenu le second des ordres de l'Ancien régime. Enfin le dernier mouvement de la sonate classique était généralement le plus simple, le plus joyeux. Il amusait, il aimait les rondos et les chants populaires. Il ressemblait au Tiers État tel que Marie-Antoinette l'imaginait au petit Trianon en jouant aux bergères avec ses amies. Passée la nuit du 4 août, il n'y plus guère d'ordres, ni de privilégiés de droit, mais des individus devenus citoyens, plus ou moins riches, plus ou moins savants, plus ou moins puissants. Mais tous, animés d'un sens national et aimant leur patrie. Hasard ? Victor Hugo versifie la Légende qui unit les siècles ; Balzac assemble toutes les conditions humaines, tous les rôles de composition qui se donnent en spectacle dans sa Comédie humaine. En musique, la forme cyclique apparaît. Mieux : la sonate de Liszt se condense en un seul mouvement. Toutes ces entreprises relient entre eux des thèmes musicaux, des catégories historiques et sociales qui tirent à hue et à dia. Toutes rapprochent, rassemblent, amalgament des éléments d'une diversité périlleuse. Au total, un fondu-enchaîné de la discontinuité vers la continuité.

Lorsque Franz Liszt commence à élaborer sa Sonate en si, il n'est plus le Paganini du piano, l'acrobate aux succès ravageurs, mais il n'a pas encore reçu, à Saint-Pierre de Rome, quatre des sept premiers degrés de la prêtrise. Il assume sa situation lorsqu'il confie à la princesse Sayn-Wittgenstein, au début des années 1850 : « Je suis catholique de religion, hongrois de nationalité. J'ai un penchant pour la religion, mais j'ai encore quelque chose de démoniaque dans ma nature ». Encore... c'est-à-dire quoiqu'il s'efforce de faire l'unité en soi. Et ne faut-il pas aussi que s'harmonisent en lui les traits culturels qu'il doit à la Hongrie, à la France, à l'Italie et à l'Allemagne ? Sa Sonate en si mineur est son portrait moral en même temps qu'un emblème sonore de la société dans laquelle il vit.

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1 Par parenthèse, la science musicologique devrait bien accueillir la psychologie et la sociologie musicales, même à l'état d'ébauche où elles se trouvent, l'intuition et le raisonnement analogique leur tenant lieu de méthode. Elle s'enrichirait si elle avait moins peur de se commettre.