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   Musique  et  société

Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique

B/ Une sonate mal aimée

Jusque dans les années 1950, le bon ton musicologique fut de mépriser la Sonate en si mineur de Liszt. Seuls les pianistes la reconnaissaient, et encore ! Un critique de l'époque l'avait surnommée « L'invitation aux sifflets ». Le jeune Brahms s'était endormi lorsque Liszt la lui avait jouée. Et lorsque ce même Brahms la déchiffra pour Clara Schumann, cette grande dame du piano nota dans son journal : « Cette musique est affreuse... J'étais consternée, ce n'est que du bruit. Pas une idée claire, tout est embrouillé ! »

Il faut dire que Clara Schumann déteste le romantisme : elle dit pis que pendre de Notre-Dame de Paris, le roman publié par Hugo en 1822. Il faut dire aussi qu'un contentieux existait entre Liszt et Schumann. Liszt était convaincu du génie de Schumann, mais l'admiration n'était nullement réciproque. Liszt eut beau faire jouer à Weimar Les scènes de Faust de Schumann, son Manfred, son Paradis et la Péri, son Concerto pour piano et orchestre avec en soliste Clara Wieck à laquelle sont dédiées ses Études d'après Paganini, les Schumann n'aimaient pas Liszt. Clara lui en voulait d'avoir résisté à toute aventure avec elle par égard pour son mari. Ils ne voyaient   en   lui   que   le batteur d'estrade   et le promoteur de la  « musique   de l'avenir », celle de Berlioz et de Wagner, qui trouvait en eux d'irréductibles adversaires.  À  l'opposé,   Liszt   jugeait   le  quintette de Schumann quelque   peu   « provincial »... Bref, un beau jour de 1848, la brouille définitive fut évitée de justesse. « Meyerbeer est un nabab là où Mendelssohn est un épicier ! », déclara Liszt, agacé de voir Schumann se targuer de ses compétences musicales et ne jurant que par Mendelssohn pour fustiger le compositeur des Huguenots. Schumann quitta la pièce, blême de colère. Il claqua la porte et partit bouder dans sa chambre. Liszt laissa passer l'orage. Cinq ans plus tard, il dédia à Schumann sa sonate en souvenir de la Fantaisie op. 17 que celui-ci lui avait dédicacée en 1839, œuvre   qu'il jugeait    « grandiose », et « de l'ordre le plus élevé ». La dédicace et l'envoi de cette sonate témoignaient de l'admiration et de l'affection qu'il continuait à lui porter. Les Schumann, eux, campèrent sur leurs positions. Selon eux, Liszt hésitait entre l'apothéose et le scandale ; entre le vainqueur d'Arcole et le plus chamarré, le plus tatoué, le plus sauvage des rois d'Abyssinie ! Leur meilleur ami, Johannes Brahms, détestait comme eux sa musique. Bref, le 27 février 1854, Robert Schumann se jetait dans le Rhin. La sonate de Liszt et la gentille lettre qui l'accompagnait, n'atteignirent le malade qu'au fond d'un asile d'aliénés.

Une sonate mal accueillie, donc. Mal lancée, aussi : Liszt n'en parle pas. Il ne la joue pas. Sans doute sait-il qu'elle est aussi difficile à comprendre qu'à jouer. Heureusement, Wagner lui écrit en 1855 : « Ta  sonate est belle au-delà de toute expression, noble, profonde et sublime comme toi. J'en suis remué au plus profond de mon être ». De nos jours, Claude Rostand renchérit : œuvre « unique dans l'histoire de la musique, partition d'une originalité et d'une inspiration stupéfiante, construction audacieuse en laquelle se résume tout le génie de Liszt ». Et André Boucourechliev de conclure en 1993 : la Sonate en si ? un « chef-d'œuvre absolu ».

C/ Le parti-pris de l'unité

Un seul mouvement au lieu de trois ou quatre : voilà le premier scandale. Il arrivait bien auparavant, chez Bach, chez Mozart ou chez Beethoven, que deux mouvements s'enchaînent, mais jamais l'ensemble des mouvements ne fusionnait. La sonate classique était ouverte, celle de Liszt se referme sur elle-même comme, plus tard, bon nombre d'œuvres néoclassiques. Cependant, aucun des deux, trois ou quatre mouvements de la sonate ancienne n'avait comporté autant de thèmes que la Sonate en si, tous alternativement ou simultanément présents d'un bout à l'autre de l'œuvre. Seulement, le siècle de Liszt n'est plus celui de Scarlatti, ni le petit monde des gens bien nés d'une société divisée en ordres hiérarchisés. Il est celui du peuple qui devient citoyen, des nations qui s'unifient, des romantiques qui prennent conscience de la totalité cosmique. Dès la fin du siècle qui le précède, le XIXe siècle pense large. Il cherche à rapprocher les hommes physiquement et mentalement. Il crée l'École des langues orientales en 1789. Il invente le télégraphe électrique en 1795, puis les navires à vapeur, puis le chemin de fer. En sens contraire il est vrai, à l'intérieur de chaque nation, les adversaires de la Révolution et ses partisans se combattent ; la révolution industrielle déchire le tissu social lui-même. Il faut que les enfants d'une même patrie fraternisent, que se fondent dans un même melting-pot les aristocrates et les roturiers, les bourgeois et les prolétaires, les citadins et les ruraux. L'année-même où Liszt achève sa sonate, Napoléon III fait proclamer que la Restauration ayant été le gouvernement de la noblesse et la Monarchie de Juillet celui de la bourgeoisie, son propre gouvernement sera celui de la nation tout entière. Certes, le 2 décembre fut une atroce Saint-Barthélemy et le Second Empire commença par être terriblement dictatorial. Mais le parcours de Napoléon III, comme le montre le livre récent de Jean Sagnes, est celui d'un saint-simonien. Il souhaite L'Extinction du paupérisme. Il autorisera en 1862 l'envoi d'une délégation ouvrière à Londres où va se fonder la Première Internationale. En 1864, il demandera au député républicain Emile Olivier, qui depuis son mariage avec Blandine, est le gendre de Liszt, d'être le rapporteur d'une loi accordant pour la première fois aux travailleurs un certain droit de grève. Il soutiendra les projets d'une assurance contre les accidents du travail et celui d'une inspection du travail. Il rêve même d'un actionnariat ouvrier. Il est vrai qu'autour de lui, les utopies sociales foisonnent : celles de Fourier, de Cabet, de Proudhon, de Pierre Leroux ou de Saint-Simon dont nombre de disciples se rallient au Second Empire.

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