Il est nécessaire d'activer le Javascript pour naviguer sur ce site.

   Musique  et  société

Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique

Golaud ou la défense de l'ordre établi

Regardons-y de plus près. En 1891, Mélisande hésite entre la conduite résignée Iphigénie et l'éthique rebelle d'Antigone. Elle se confond encore avec Ariane. Lorsque Golaud l'interroge, ne lui arrive-t-il pas de se dérober à ses questions, de refuser sa logique ? Au royaume d'Allemonde, l'autorité phallocratique se lézarde en même temps que les fondations du château. Golaud le sait. Golaud a peur. Le leitmotiv qui l'accompagne

Golaud

est en état d'équilibre instable. Il se cramponne vers le sommet de la portée comme pour signifier qu'il faut coûte que coûte durer, maintenir. Il rumine sa seconde obsessionnelle. Son angoisse aux aguets fait haleter son rythme de duolets en triolets. Enfin la croche pointée double de ce pictogramme sonore suggère l'agressivité potentielle du prince héritier. D'autant que les cors lui confèrent généralement une aura de chasseur aux instincts sauvages. Golaud poursuit une proie pantelante qu'il entend achever. Il accepte mal qu'elle lui échappe. Il acceptera encore moins de perdre Mélisande. Pas plus qu'Edgar de Ravenswood ou que Don Ruy Gomez, il n'admet que s'éloigne de lui un amour auquel sa situation politique et sociale est liée. Comme eux, Golaud participe à une chasse à l'homme que les sentiments ne motivent qu'en surface. Les cors qui résonnent à son approche sont ceux des aristocrates dont les chasses à courre et les pouvoirs seigneuriaux s'abîment dans les lacs sans fond du passé. Ils répondent aux cors nocturnes du roi Marc, chasseur lui-même, mari lui aussi trop âgé d'une femme qui aime ailleurs, responsable à l'instar de Golaud d'un meurtre dont la propriété conjugale est le mobile. Seulement les temps sont devenus plus durs. Golaud ne suit pas ses victimes, alors qu'Edgar et Don Ruy se faisaient justice. Pelléas meurt de la main de son propre frère, alors que Tristan était frappé par un subalterne sans foi. Et le mysticisme suicidaire qui magnifiait la mort des amants wagnériens n'auréole plus guère l'assassinat des amants d'Allemonde. Concluons. De 1830 à 1865 et à 1902, les tensions sociales changent de nature. La disparition des aristocrates s'inscrivait dans le sens de l'histoire aux lendemains de la Révolution : leur sens de l'honneur pouvait les faire consentir à la mort. Trois quarts de siècle plus tard, la bourgeoisie domine et entend dominer sans partage.

Conserver le Pourvoir y compris par le fratricide

Pourtant la mauvaise conscience et les dissensions affaiblissent son camp. Les bourgeois sont même assez fous pour s'entre-déchirer au moment où les travailleurs s'organisent en formations de combat. D'où la réaction de certains d'entre ses éléments. Par exemple Golaud, qui entraîne Pelléas dans les souterrains du château. Suivons l'y et écoutons-le :

C'est une suite de grottes énonnes qui aboutissent Dieu sait où. Tout le château est bâti sur ces grottes. Sentez-vous l'odeur mortelle qui règne ici ? ( ...) Avez-vous remarqué ces lézardes dans les murs et les piliers des voûtes ? Il y a un travail caché qu'on ne soupçonne pas ; et tout le château s’engloutira une de ces nuits...

Les termes de souterrains, de gouffres et de grottes sont ici interchangeables. Quant au « travail » de sape, il transpose sans conteste l'angoisse sociale du jour. Brunetière a déjà emprunté cette image à Edgar Poe. En 1895, il la développe dans la Revue des Deux mondes et conclut: « la maison brûle ! » Les socialistes ont tort de songer à éteindre l'incendie par « l'extension tyrannique des pouvoirs de l'État ». Les anarchistes ont tort d'espérer en la « destruction de toute société ». Le « contrat social » n'est pas un « contrat d'assurance »... Au même moment, Debussy censure Maeterlinck. Comprendre que la scène des souterrains et celle de la grotte n'ont rien d'épisodique dans Pelléas et Mélisande tient désormais de la gageure ! Pourtant, leurs cavités mystérieuses se répondent. II s'agit de deux sanctuaires d'initiation.

Les souterrains du château sont l'antre symbolique où Golaud révèle à son cadet la gravité du danger social. La grotte où la mer « n'est pas heureuse » est l'antre symétrique où Pelléas révèle à sa belle-sœur l'ampleur de la souffrance sociale. Bien sûr Pelléas engage Mélisande à ne pas réveiller les trois malheureux qui « dorment encore profondément ». Mais il lui apprend la cause de leur détresse et il lui laisse entendre qu'ils finiront bien par en prendre conscience. Car que signifie l'adverbe ENCORE puisque la nuit vient de tomber ? On prétend que ces vagabonds sont l'allégorie du désir physique encore endormi entre les amoureux. Admettons. Mais alors pourquoi TROIS pauvres ? Pour nous, parce qu'il évoquent les trois croix du Calvaire et le saint mystère de la Trinité. Réveiller ces crucifiés de l'ordre social serait les arracher à leur aliénation. Risquer de les voir déclencher la révolution.

Golaud.gif

 

Pelléas et Mélisande descendant vers les pauvres : un crime aux yeux des habitant du château

Aux yeux de Golaud et de ses amis, Pelléas et Mélisande sont fous. Eux aussi ont fait tourner la clef interdite et franchi la porte ensanglantée. Non qu'ils en soient à fomenter une conspiration parmi les paysans,comme Ariane. Mais ils descendent vers les pauvres. Ils les aperçoivent. Ils s'émeuvent du hautbois désolé de leur dénuement. Erik Satie, par antiphrase, ne le leur pardonnerait pas.

II vitupère ceux qui osent plaindre l'infortune et ne craignent pas de la soulager, ce sont des ferments de corruption : ils tendent à détruire les inégalités qui assurent l'équilibre du monde, et préparent les pires cataclysmes.

Leur sensibilité les incline à trahir les intérêts de leur groupe. Voilà pourquoi Golaud, en responsable du pouvoir conscient de son devoir, attire Pelléas vers les cavernes au-dessus desquelles se dresse le château.

Son mobile noble est de lui faire comprendre primo que le château n'existe que par ces grottes voûtées, véritables fondations naturelles ; secundo que les épaves matérielles ou non qui y sont fossilisées, le cimentent. Bref, Golaud veut ranimer la conscience de classe de celui qui, IDÉOLOGIQUEMENT aussi, n'est que son DEMI-FRÈRE. Mais un autre mobile, ignoble, l'habite : supprimer le traître potentiel et maquiller le crime en accident. Objectez-moi que Pelléas est le rival affectif de Golaud et que la jalousie explique suffisamment le fratricide pour ne pas recourir à une explication tirée par les cheveux. Je répondrai ceci :

- Cette lecture intimiste et réductrice est probablement celle que souhaitait Debussy. Mais tous les maîtres d'œuvre démolissent les échaffaudages une fois leur bâtisse achevée. Et toutes les sociétés demandent à leurs créateurs de faire de la beauté avec les brumes idéologiques dont elles ont besoin.

- Je soutiendrai même que ces brumes s'épaississent au fur et à mesure qu'on avance dans le XIXe siècle. Ainsi - paradoxe n'est pas mensonge - le canevas de Pelléas et Mélisande ressemble à celui des Huguenots. Ici et là, l'ordre en place triomphe grâce au crime. Ici et là, une tragédie privée illustre et intériorise l'affrontement collectif. Cependant, de Meyerbeer à Debussy, quel progrès dans la dénégation de l'Histoire ! La guerre des opinions n'existe plus qu'en filigrane chez Debussy et la catastrophe, pour qui s'en contente, trouve sa raison d'être dans la sphère privée des passions.

Pourtant la redondance des symboles sinistres est telle - air étouffant, forêts sans soleil, tempête menaçante, gouffres et lacs sans fond, traces de sang, moutons conduits à l'abattoir, famine, piliers minés, cécité et veuvages, odeur de cadavre... - que leur interprétation par le seul fait divers d'un crime passionnel, fût-il royal, est tout simplement dérisoire.

Cela dit, qu'il s'agisse de la lecture étroite ou de l'interprétation sociale que je donne du texte, le fond de la question demeure le même : Golaud défend son droit de propriétaire. Et la bourgeoisie, depuis longtemps et par tous les moyens, le défend comme lui.

La bourgeoisie à la poursuite du sanglier populaire

Elle aussi a cru blesser à mort le sanglier populaire qu'elle poursuit depuis 1793 au moins. Elle a cru en finir avec lui le 9 Thermidor, puis dans le cloître Saint- Merry, puis lors des Journées de Juin ou de la Semaine sanglante. À chaque fois, la bête touchée se relève et reprend sa course. Son chasseur ne renonce pas : il la suit aux traces du sang qu'elle perd tout au long du XIXe siècle. Mais, en se livrant à cette chasse aux hommes, la bourgeoisie s'est éloignée du chemin de concorde sociale où elle s'était engagée en quatre-vingt-neuf. Aux yeux des classes populaires, elle s’est disqualifiée. Golaud reconnaît s'être trompé de chemin. Dès lors, que faire dans une forêt sinon revenir sur ses pas ? Que faire, dans le maquis de la IIIe République, sinon revenir vers l'Église, la Monarchie, les Corporations, plus ou moins confondues avec la solidarité et la charité? Tenter de guérir la carence affective dont souffrent les seigneurs d'Allemonde qui, de proche en proche, contamine les rapports sociaux de tout le royaume. Arkel est veuf. Geneviève est veuve elle aussi. Golaud fait un veuf de plus dans la famille et il prépare son second veuvage durant tout l'opéra. Reste Pelléas : il paye de sa vie les premiers émois de son cœur. Décidément, aucun couple, aucun amour ne vit au château d'Allemonde. On sait que sa morale de classe impose à la bourgeoisie de surveiller ses sens et son cœur. Elle lui interdit d'aimer ceux qu'elle exploite : sa couronne tomberait à l'eau. L'endogamie et le narcissisme valent mieux. L'amour exogame partage, voire dépouille…

Aussi le motif sonore de Golaud se referme-t-il sur son avare seconde. Et son royaume s'en va à vau-l'eau parce que les affamés d'amour et les affamés tout court s'y multiplient. Voilà où en sont les choses lorsque Golaud décide de rebrousser chemin. C'est-à-dire lorsqu'il décide de reconsidérer sa politique. Alors, comme par hasard, il aperçoit Mélisande et se prend de pitié pour elle. À travers eux, les dominants et l'ailleurs social se rencontrent. S'ils s'aiment, tout redevient possible. Une cellule familiale neuve rebâtira le vétuste château. Le bon chemin s'ouvrira derechef devant la bourgeoisie. S'ils échouent ? Eh bien, les faibles recevront d'autres coups, et l'errance de leurs bourreaux se poursuivra dans la forêt maculée de sang. Or - la première scène du drame nous en avise - ils vont échouer. Golaud découvre Mélisande à l'endroit précis où il n'aperçoit plus les traces de sang qu'il poursuivait. Mélisande est en fuite, Mélisande est blessée - exactement comme le sanglier dont Golaud veut la peau. Manifestement, elle vient prendre la place de l'animal traqué. Dans Iphigénie à Aulis, une biche remplace in extremis une femme sur l'autel. Ici, l'échange se fait en sens inverse. Désormais tout est mis en place pour que Golaud force Mélisande jusqu'à ce que mort s’ensuive.

Évidemment ses velléités de générosité politique tournent court. L'inconnue ramassée dans les bois qu'il a introduite au château l'inquiète. Ses soupçons naissent, s'enflent, s'affolent. Jamais Golaud ne parvient pourtant à savoir s'ils sont fondés ou non. Pas plus que les responsables de l'ordre républicain ne réussissent à savoir, avant août 1914, si les classes subordonnées leur sont ou non demeurées fidèles. Alors la peur, la violence, la renonciation à l'amour reprennent leurs droits. Golaud torture sa femme. Il torture son fils, le petit Yniold. Il assassinera son frère et jettera son cadavre à l' eau.

1    2    3

21.L'absurdité apparente du dialogue de la première scène - Quel âge avez-vous ? - Je commence à avoir froid... - , : trouve sa conclusion dans l'ultime scène du drame, où Mélisande ne confirmera ni n'infirmera les soupçons de Golaud.

22. Cf. G. Donizetti, Lucia di Lammermoor, drame tragique représenté pour la première fois, à Naples, le 26 décembre 1835; et V. Hugo, Hernani, drame romantique, créé à Paris le 25 février 1830.

23. Selon M. Clouscard, L'être et le code, Mouton, 1972, ou Le capitalisme de la séduction, Éditions sociales, 1981, p. 126, l'amour de Tristan pour Iseult reproduit déjà, à l'intérieur de la classe dirigeante, l'opposition dominés/dominants qui est celle de toute la société : le vassal du roi Marc, Tristan, s'unit subjectivement à Iseult qui est la propre femme de son suzerain, pour s'opposer objectivement à lui. Pelléas et Mélisande occupent vis-à-vis de Golaud une position qui ressemble trait pour trait à celle-ci. L'originalité des rapports sociaux du XIXe siècle est cependant visible dans l'apparition des servantes et des pauvres comme alliés potentiels de la fraction dominée de la classe dominante.

24. Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, acte III, scène 3.

25. Pour une approche plus fine de ce climat socio-politique et mental des années 1890, cf. M. Faure, « Le retour au jansénisme dans l'institution critique : le cas de F. Brunetière et de J. Lemaitre», Littérature, mai 1981, pp. 82-84.

26. F. Brunetière, Questions de critique, Paris, 1889, p. 285 (I/6/1888).

27. F. Brunetière, « Après une visite au Vatican», Revue des Deux mondes, 1° janvier 1895, p. 118.

28. Selon nous, les raisons de cette censure sont d'ordre psychologique : Debussy a tout fait pour oublier le traumatisme social de son enfance. Ceci admis, le fait qu'il ait en vue de transformer La chute de la Maison Usher en œuvre lyrique depuis 1889 au moins pourrait bien l'avoir incité à censurer, dans Pelléas et Mélisande, ce qu'il se réservait de traiter ultérieurement.

29. E. Satie, Écrits,.., op. cit., p. 115. Ces lignes, signées François de Paule, datent de mai 1895.

30. Les Huguenots ont été créés à l'Opéra de Paris, le 29 février 1836. Sur ces progrès de la dénégation de l'Histoire, avec réduction du collectif au privé, cf. M. Faure, « Opéra historique et problématique sociale en France, du Premier au Second Empire », dans La musique et le pouvoir, ouvrage collectif sous la direction de Hugues Dufourt et la responsabilité de Joël-Marie Fauquet, Aux amateurs de Livres, 1987.

31. Nous suivons ici Jasinski pour qui le fauve - en tout cas un animal sauvage et dangereux - symbolise fréquemment le peuple dans la littérature française, du moins depuis Auguste Barbier.

32. Nous songeons au regain de foi de la bourgeoisie post-quarante-huitarde, au néo-royalisme de Maurras, aux idées de La Tour du Pin et d'Albert de Mun. Au xxe siècle, cette stratégie régressive conduira la France jusqu'au Vichysme et jusqu'à la Collaboration.

33. Sur cette renonciation à l'amour, selon nous typique de la bourgeoisie, et en attendant une étude plus approfondie de la question, voir M. Faure, Musique et société..., op. cit., p. 129 et suivantes.

34. L'homosexualité aussi, et même l'impuissance. Dans L'Avant-Scène de mars-avril 1977, Françoise Levy s'étonne que Golaud écrive textuellement à Pelléas : « Toi que j'aime plus qu'un frère BIEN QUE nous ne soyons pas nés du même père. » Que signifie ce comparatif de supériorité ? Golaud veut-il dire qu'il aime Pelléas autant que s'ils étaient frères de père comme de mère ? Suggère-t-il à son insu qu'une homosexualité latente le pousse vers Pelléas ? Les personnalités complémentaires des deux frères rendent plausible cette homosexualité-là qui, d'autre part, expliquerait les fiascos amoureux de Golaud.

35. Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, acte V, scène 1. La vieille servante prononce ces mots : « On ne parle pas de cela (..). Mais moi je sais qu'on l'a trouvé au fond de la Fontaine des aveugles...».