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   Musique  et  société

Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique

Les conquêtes coloniales du siècle, ses inventions techniques, la découverte du sport se répercutent en musique. La gamme chinoise arrive en France avec les estampes japonaises et la Princesse jaune de Saint-Saëns (1872). Debussy compose ses Pagodes et sa Terrasse des audiences au clair de lune. Satie ajoute à son orchestre une sirène, un révolver et une machine à écrire. Ravel, une râpe à fromage. Honegger honorera les locomotives, le football et le rugby. Milhaud, les bains de mer. Le Golliwogg's cake-walk de Debussy atteste qu'en 1909 le jazz est arrivé en Occident. Emma et Debussy achètent à Londres pour leur fille une de ces poupées dite Golliwogg . Qui dit « cakewalk » parle de gâteau et de marche. En Floride vers 1850, les esclaves afro-américains travaillaient leur seau d'eau sur la tête marchant à la queue leu leu pour aller arroser les plantations. Lorsqu'ils ne travaillaient pas, pour s'amuser, ils transformaient ces marches laborieuses en danses, en y incorporant de façon parodique celles, compassées, de leurs maîtres, chapeaux en tête et cannes à la main, emblèmes de leur supériorité de blancs. Les syncopes des danses black déchirent le temps, comme le suggère le terme de ragtime. Les grands propriétaires récupérèrent ces danses d'esclaves. Ils les arrangèrent, les mirent en compétition, en firent de véritables concours. Le hoecake, un gros gâteau de farine de maïs enveloppé d'une feuille de chou était un bon prix pour les meilleurs de ces équipes d'esclaves danseurs. Le premier concours de Cakewalk eut lieu à York en 1892. Il devint la première danse américaine à migrer de la société noire vers la société blanche, et de l'Amérique vers l'Europe. Dès les années 1890, en Angleterre, en France et en Russie, cette danse faisait partie des spectacles ménestrels. Les danseurs qui n'étaient ni esclaves ni blacks se peignaient le visage en noir. Chez Debussy, la mesure à deux temps, les syncopes, les facéties du cake-walk sont là : main gauche jouant à saute-mouton par-dessus la main droite, appoggiatures de petites notes... Survient la citation de Wagner : grande émotion, mais aussitôt moquée par trois accords piqués et appogiaturés. Le pied de nez aux propriétaires patrons inhumains. Chez nous, Wagner est l'idole des mélomanes. Debussy, le fils d'un ex-communard condamné, venge-t-il ici les petites gens de la domination méprisante des nantis du beau monde ? L'accord du prélude de Tristan serait là si, le sol # devenant la b, le # mi b, le si do b, le fa n'était pas seul à manquer.

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Il est facile de repérer l'idéologie dans la musique lorsque des paroles, des titres, des citations l'accompagnent. Citons par exemple le rappel de la Marseillaise dans Les Deux grenadiers de Schumann. Les compositeurs subissent comme tout un chacun l'endoctrinement politique des média. Avant la Grande guerre, par exemple, Debussy écrit un Hommage à Rameau et une Ode à la France ; Ravel son Tombeau de Couperin et ses Trois beaux oiseaux du paradis. Mais il est plus difficile d'affirmer la présence d'une idéologie quand il s'agit de musique pure. Pourtant telle musique s'adresse plutôt à l'intelligence, telle autre plutôt au cœur ou plutôt au corps. Une fugue, un lento sostenuto, une marche, une danse ne nous manipulent-ils pas à leur façon, innocemment, secrètement ? La mode des citations qui sévit particulièrement au XIXe et au premier XXe siècle n'est-elle pas aussi volonté idéologique d'arrêter le temps, de le remonter ou de rapprocher entre elles les époques et les classes sociales. Le ballet du Don Juan cite un thème de la Cosa rare de Martini qui, à l'affiche avec succès atteste que les feux de l'enfer sont toujours d'actualité. Le Carnaval des animaux de Saint-Saëns (1887) au vu de tous les airs que les mélomanes d'avant-guerre avaient en mémoire, ressemble à une union musicale sacrée prémonitoire. Mozart, Berlioz, Rossini, Offenbach, Saint-Saëns y sont à l'honneur au second degré. Il devance Érik Satie, mais celui-ci va plus loin. En 1912 et 1913, il cite Nous n'irons plus au bois, Le bon roi Dagobert, Malborough s'en va-t-en guerre, Une souri verte... Ces citations appellent le peuple à l'union sacrée. Elles évoquent la guerre et la mort. La Marche funèbre de Chopin les accompagne. Toujours dans le genre citation populaire Stravinsky, au même moment, magnifie dans son ballet Pétrouchka la chanson d'Emile Spencer Elle avait une jambe de bois. Tout juste avant Sarajevo, son Sacre du printemps a pour argument un sacrifice humain. L'idéologie du primitivisme est à la mode, et chacun pressent qu'une guerre est imminente. Le printemps de la civilisation européenne ne peut évidemment refleurir qu'à la suite d'une boucherie sacrificielle dont les insoumis patriotes seront les victimes... D'où cet agrégat de notes, sonorité cuivrée, nuance fortissimo, sa brutalité, rythmique aussi barbare qu'inédite :

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6. Wogg est un terme péjoratif désignant les Noirs. Golliwog est un garçon de chiffon, peau noire, cheveux crépus, pantalon rouge, nœud papillon.