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   Musique  et  société

Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique

LA MUSIQUE FRANÇAISE ET LE MOUVEMENT DES IDÉOLOGIES

 

Selon Charles Lalo , une œuvre n'est belle que parce qu'on la trouve belle, parce qu'on nous a dit qu'elle l'était, que la plupart des gens le pensent. Notre goût dépend de celui de notre milieu social et de notre temps. Voltaire jugeait que Shakespeare n'était qu'un sauvage ivre, Rousseau estimait que les sculptures des portails de nos cathédrales gothiques ne subsistaient que pour témoigner de la barbarie de ceux qui avaient eu la patience de les faire. Berlioz, en 1833, qualifie de sotte et ridicule psalmodie le concerto pour trois claviers de Bach. Debussy déteste Gluck. Jugements idéologiques parmi mille autres.

Le mot idéologie existe depuis Destutt de Tracy lequel, à partir de 1795, désigne la science des idées. Depuis Marx, le terme d'idéologie a pris un sens plutôt négatif. Ce serait la nébuleuse de pensées et de sentiments par lesquelles les classes dirigeantes enfument le peuple afin qu'il ne voie pas clairement à quel point il est exploité. Ici, pour faire moins polémique, disons que l'idéologie est un ensemble d'opinions, de vérités, de mensonges, d'émotions, de convictions, de rêves plus ou moins cohérents. La conception qu'on se fait du monde pour le comprendre, le supporter, le changer ou le conserver. Chaque époque, chaque groupe social, voire chaque personne a sa propre idéologie. Bien avant Marx, Pascal constatait que l'aristocratie de son temps recourait à l'imaginaire pour que le Tiers accepte sa domination. En ce qui concerne la musique, certains la croient innocente de toute connotation politique, de toute contingence historique. Ils voient le compositeur comme simple transcripteur d'un chant reçu comme révélation céleste. Or la musique est un produit social.

Nous avons sept notes, parce qu'au temps de Pythagore on ignorait l’existence d'Uranus. Il n'y avait alors que sept corps célestes tournant, croyait-on, autour de la Terre : la Lune, Mercure, Vénus, le Soleil, Mars, Jupiter et Saturne. L'idéologie du passé perdure dans notre musique puisque nous devons notre gamme heptatonique à cette idéologie du Ve siècle avant JC, et que nous lui devons aussi que le LA soit la référence de notre diapason : les Anciens accordaient leur lyre de sept cordes en commençant par la corde du milieu (la mèse) qui sonnait un LA. Idéologie musicale encore ? Les Grecs descendaient leurs modes. Nous, nous commençons toujours par monter nos gammes. Pour eux, l'humanité dégringolait d'âge d'or en âges d'argent, de bronze, de fer... Au contraire, le monde chrétien juge la cité de Dieu en construction, l'humanité progresse. Idéologie musicale toujours, nous pensons que fa majeur est plus pastoral que mi b ou fa # majeurs, Marc-Antoine Charpentier jugeait le mi majeur « querelleux et criard », alors que pour Jean-Philippe Rameau (1722), il invitait « au grand et au magnifique ». Pure illusion : nos gammes majeures et mineures sont pareillement structurées et le diapason évolue.

Nouvel exemple d'idéologie musicale : au XIe siècle, Guy d'Arezzo n'accepte plus qu'en pays de culture catholique les notes soient désignées par des lettres alphabétiques. L'eau bénite du chant grégorien doit les baptiser. Une hymne dédiée à Saint Jean-Baptiste. Que tes serviteurs chantent d'une voix vibrante les merveilles de tes actions, absous le péché des lèvres impures de ton serviteur, Ô Saint Jean» a cette curieuse particularité que chacune de ses propositions latines monte la gamme : C, D, E, F, G, A. Depuis, nous nommons les notes par ces syllabes ici  encadrées  de vert

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Peu nous importe aujourd’hui le sens de cette hymne. Le si composé des initiales de Saint Jean fut ajouté plus tard. Plus tard encore, le do remplaça l'ut difficile à prononcer : le Do de Dominus, le Seigneur. Ici l'idéologie devient invisible.

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1. Esquisse d'une esthétique musicale scientifique, 1908, Paris.

2. hymne dédiée à Saint Jean-Baptiste.