Musique et société
Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique
DE QUELQUES MÉLODIES DE TOMASI
V - Henri Tomasi et la tentation du catholicisme
Entre le catholicisme sociologique de son enfance et l'athéisme déclaré de la fin de sa vie, Tomasi n'a cessé d'être interpellé par le mystère de la création et celui de la condition humaine. La transcendance n'a cessé de lui poser question.
Dès le début des années trente, les mélodies que Francis Jammes et Paul Fort lui inspirent le prouvent. Dans le poème de Paul Fort intitulé Dunes que Tomasi met en musique en 1932, il ne s'agit plus d'une goutte d'eau qui ne parvient pas à détruire une feuille ou un cœur, mais de la voix de la mer entendue parmi les chardons bleus. Tomasi en rend le signe céleste au moyen de deux harpes, d'un célesta et d'une harmonie polytonale à la Darius Milhaud, toute en délicatesse.
En 1938, la Prière qu'il compose sur des vers de Francis Carco s'affiche plus clairement religieuse. Elle adresse même à Dieu un reproche. Il est vrai que l'heure est grave. Le Front populaire tourne au fiasco. Hitler s'empare de l'Autriche. La Tchécoslovaquie est démantelée et la France perd contre l'Allemagne son alliance de reversée. Par avance, Céline et ses Bagatelles pour un massacre semblent applaudir à la « Nuit de cristal ». Vers 1940, Henri Tomasi ressent le besoin de faire le point sur sa vie de couple. Il souhaite méditer et travailler en paix.Il se retire au monastère de la Sainte Baume. Il y rencontre Maryse Caserbo, 20 ans, jolie, blonde, les yeux bleus. Elle va quotidiennement à la messe. Ils tombent amoureux l'un de l'autre. Elle s'efforce de le ramener à la foi.
Dans l'emportement de leur passion, Tomasi décide de partir avec elle en abandonnant sa femme légitime. Son père l'apprend. Il court à la gare le jour même, à l'heure dite de leur départ espéré. Il arrache des mains de son fils les billets de chemin de fer et les déchire. Conséquence ? Bravade ? Le 15 août 1943, Henri Tomasi choisit d'entrer dans l'ordre dominicain. L'atmosphère politico-cléricale des années Pétain a dû ajouter à sa colère et à sa son déception. Quoiqu'il en soit, c'est dans cet état d'esprit qu'il découvre le volume de Verlaine intitulé Liturgies intimes. Ce recueil de poèmes édité en 1892 date de l'emprisonnement du poète à Mons, en 1873-1874. Ses nombreux états d'ivresse violente, sa femme enceinte battue, sa mère presque étranglée, ses décharges de pistolet sur son ami Rimbaud lui avaient mérité cette condamnation. En prison, Verlaine lit Saint Thomas d'Aquin et Joseph de Maistre. Lui, l'ex-communard, l'ex-scandaleux vagabond se convertit au catholicisme le plus béni-oui-oui et le plus réactionnaire de son temps. Plus de chanson grise, plus de mètre impair, plus vague et plus soluble dans l'air ! À présent, des décasyllabes qui pèsent et qui posent comme les dogmes de plomb de l'Église romaine d'alors. Voici le texte du Credo de Verlaine qu'il met en musique.
Quelques remarques de vocabulaire, de critique de texte et de théologie s'imposent. Au troisième vers de ce poème, l'adjectif « fauteur » n'a rien à voir avec la faute. Il signifie le facteur, celui qui fait, le dispensateur de toutes choses. Trois vers plus loin, l'allusion au Concile de Nicée est patente. Réuni en 325 par Constantin, le premier empereur romain chrétien, ce concile trancha l'épineuse question dont les théologiens discutaient alors. Comment croire à l'unité de Dieu en affirmant distinctes les trois personnes de la Trinité ? Entre le Père, le Fils et le Saint Esprit, Arius établissait une sorte de hiérarchie que le concile condamna. Aussi lit-on dans le Credo de Verlaine : Il engendra, ne fit pas Jésus-Christ, Son Fils unique, bien avant que la lumière soit.
Tomasi note sur la partition qu'il compose pour ténor solo et orchestre ou orgue, ou piano, « d'après les Liturgies intimes de Verlaine ». De fait, le poète écrit : « Je crois en l'Esprit (...) et ma foi qui l'aide De charité croit le dogme complet de l'Eglise… » Selon la lettre du poème, la foi du poète et sa charité s'épaulent ; elles se confortent l'une l'autre. En catéchumène docile et appliqué, Verlaine se déclare parfaitement chrétien : il obéit au second commandement (" Tu aimeras ton prochain comme toi-même. ») comme il obéit a premier ("Tu aimeras ton Dieu..." Tomasi, lui, réfléchit. Il interprète. Avec une nuance de mysticisme personnel et une pointe d'orgueil pascalien sinon protestant, il ajoute au credo ecclésiastique. Sa propre charité aide le Saint-Esprit. En tant qu'homme et fils de Dieu lui-même, il coopère à l'action divine. Comment après cela douter de la sincérité de la conversion du compositeur ?
En tous cas, la partition qui s'offre à nous est d'une simplicité biblique. Aucune altération à la clé, et aucune pendant les quarante premières mesures ; tempo ternaire comme il convient pour déclarer son obédience à la Trinité ; musique modale de style grégorien (mode de la pour le chant, mode de ré pour l'accompagnement).
Dans le même état d'esprit catholique, Henri Tomasi compose en 1941 son Mystère de la passion de notre Seigneur Jésus Christ et sa Messe en ré sur les Liturgies intimes de Verlaine, puis son Don Juan de Mañara en 1944 . Mais Claude Tomasi m'assure que le Triomphe de Jeanne de 1955, Il Poverello de 1957 et les Variations grégoriennes sur un Salve Régina de six ans postérieures ne doivent rien à cette ferveur catholique. Son père, m'écrit-il, « perdit définitivement la foi au début des années cinquante ». La naissance de son fils Claude et l'intelligente obstruction de sa femme légitime l'avaient dissuadé d'entrer dans les ordres. En fin de compte, comme celle de Verlaine, la conversion de Tomasi eut la durée d'un feu de paille. Dès 1875, le poète maudit re3-3012prit sa vie errante de bisexuel débridé, d'abord en compagnie de Lucien Létinois, son élève du Collège Notre-Dame de Rethel. Pour Tomasi, son catholicisme ne survécut guère à ses amours avec Maryse Caserbo.
En conclusion, répétons que Tomasi a modifié la forme traditionnelle de la mélodie au point de la confondre parfois stylistiquement avec la chanson où, à l'opposé, par la richesse de son instrumentation (voyez ses admirables musiques sur des textes de Heredia ou de Gauguin), elle lui doit d'enrichir désormais le domaine de la musique de chambre.
Son Triomphe de Jeanne de 1955, son Il Poverellode 1957 et naturellement ses Variations grégoriennes sur un Salve Regina datant six ans plus tard, Claude Tomasi m'assure qu'ils ne doivent rien à cette ferveur catholique : Henri Tomasi perd définitivement la foi au début des années cinquante.
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