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   Musique  et  société

Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique

Ajoutons au tableau le tabac, l'alcool « miraculeux », le vertige des valses, des blues ou des javas qui apparaissent à la fin des années 1880. Les clients dansent; ils s'étourdissent. Carco est présent. Il est assis. Il regarde. Il « fume, dégoûté ». Il s'aperçoit « qu'une idiote dort sur son banc, à côté de lui. Il attend que  s'apaise enfin son cœur qu'on a blessé ».

piano manivelle

Cette mélodie intitulée Intérieur commence et s'achève par deux arpèges simultanés joués fortissimo, lesquels forment des intervalles de trois, quatre ou cinq tons agressivement dissonants. Deux thèmes leur succèdent, le premier dans un tempo de java moqueuse, poivré de fausses notes délibérées qu'une rengaine de dix-huit style boite à musique développe. Traduisons : le piano mécanique et le tournoiement des couples. Le second fait contraste : appogiatures, blanches pointées haussant ou abaissant doucement leurs quartes à vide au-dessus d'un accompagnement polytonal, le tout douloureux, plaintif, répétitif : les sentiments du poète et du compositeur. Manifestement ces bastringues les fascinent. Avec Intérieur, ils n'en ont pas tout dit. Nuits d'hiver en reprend le thème.

Là encore un « mauvais temple », un minable bal de banlieue dont le vent agite la flamme de sa lanterne extérieure. À l'intérieur, une musique « aigre douce » que Tomasi recrée à merveille, se souvenant de sa jeunesse de pianiste au cachet dans les lieux mal famés. Elle exacerbe le désir des corps collés l'un à l'autre et leur donne l'illusion de l'amour. Les clients de ce bouge ? Des filles « folles » ou des filles « perdues » qui, bouches rouges et yeux cernés, n'aiment que le plaisir. Elles dansent, elles frémissent, elles sanglotent dans les bras de leurs apaches aux cœurs durs. Plus ou moins prostituées, elles sont l'antithèse des vierges sages de l'Évangile. Pourtant nos auteurs ne les condamnent pas. Ces couples sont malheureux. Ils se réfugient ici, les nuits d'hiver, pour tromper leur misère physique et morale. Pour se croire heureux un instant. À l'abri de la rue. À l'abri de leur vie. Dehors, en effet, l'insécurité règne. Devant la porte même du dancing, un apache assassine une fille. Elle hurle. Elle clame son innocence. Elle meurt sur le pavé gras de la ville qui n'en a cure. Surtout, nous qui dansons à l'intérieur ou qui vivons tranquilles chez nous fermons, les yeux. Dansons, buvons, faisons l'amour. La misère, le crime, le mal : connais pas ! Cette mélodie de Tomasi compose sur ce texte est à cuoup sûr l'une des plus extraordinaire de son corpus. Je la qualifierai volontiers d'expressionniste en songeant à  l'esthétique  d'un Edvard Munch  ou  d'un  James Ensor.

Je remercie Jean-Marie Jacono de m'avoir communiqué quelques feuilles d'un magazine populaire de 1912 (Lecture pour tous, p. 303-312) qui attestent à quel point les Apaches terrorisaient alors certains quartiers de Paris. Ils agissaient en bande. Ils volaient, violaient, violentaient, tabassaient, voire tuaient, aux Halles, rue du Temple, rue Saint-Merri, rue Mouffetard, rue du faubourg Montmartre ou à Belleville. La « racaille   d'alors a de seize à vingt ans. Elle sue la misère. Elle vit sans domicile fixe. Elle crâne. Leurs caïds - les moins illettrés d'entre eux - répondent aux noms de Hérisson, Chevalier Bayard, Couenne de lard. Leurs mauvais coups sont chaque année plus nombreux. Les « braves gens » accusent l'incompétence de la police, le laxisme des juges, le confort des prisons, le gouvernement... En Angleterre, les châtiments corporels montrent leur efficacité : imitons les Anglais !

Dans l'immédiat après-guerre, de nouveaux Apaches apparaissent. Mais rien à voir. Ce sont des intellectuels, des poètes, des peintres, des musiciens contestataires de l'ordre établi. Ils jouent à choquer le bourgeois comme le faisaient les romantiques de 1830. Ils se nomment Ravel, Léon-Paul Fargue, Roussel, Schmitt, Ingelbrecht, Ricardo Viñès...

Penchons-nous sur la musique de cette mélodie et notons ces vers : « La mort sourit à qui l'appelle /Elle s'approche en grimaçant… » Le piano les scande de deux notes, deux blanches accentuées, plusieurs fois répétées : lab, sib, lab, sib, lab, sib... Les pas lourds d'un squelette qui s'avance ? Suivent les premières notes du Dies irae

nuit d'hiver

Le rythme pointé que Tomasi leur imprime dans la lignée des Berlioz, des Liszt et des Saint-Saëns grimace entre le rire et la peur. L'image ci-dessous atteste qu'à l'exception de son mi bécarre, Tomasi ne s'écarte pas de son modèle. Elle rappelle aussi aux curieux de l'évolution de l'écriture musicale que les neumes d'alors s'inscrivent sur une portée de quatre lignées et que le C, en tête de la ligne supérieure, n'est autre qu'une clé d'ut. Donc le premier neume se trouve être un fa.

Chacun sait que le Dies irae, dans la version du moine franciscain du XIIIe siècle Thomas de Celano, faisait partie de la Messe des morts. Du moins jusqu'en 1962, date où le Concile Vatican II décide de ne plus ajouter la perspective terrifiante de l'enfer à la douleur des endeuuillés du jour. Le Requiem de Fauré composé en 1899 aurait-il fait réfléchir les cardinaux du concile ? Fauré ignore scandaleusement le Dies irae dans sa berceuse de la mort qui conquit son public avec une exceptionnelle rapidité. La question mériterait d'être examinée.

Quoiqu'il en soit, on comprend que Tomasi ait placé ses sinistres Nuits d'hiver à la fois sous le signe mélodique du Dies irae et sous le signe rythmique de la danse. Ce faisant, il suit Carco à la lettre et en esprit. Coupables ou non, les malheureux sont innocents. D'ailleurs l'humaine condition mélange inextricablement l'ordure et le Paradis.

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Morts respectivement en 1944 et 1949.