Musique et société
Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique
II - Tomasi et la société de concerts « Triton »
La vie musicale du premier XXe siècle français est particulièrement riche. Le groupe des Six joue la carte de l'euphorie dès la fin de la guerre pour périmer le romantisme doloriste et l'élitisme des Chausson, des Fauré, des Debussy... Nadia Boulanger et son Conservatoire de Fontainebleau institutionnalise le néoclassicisme.
En 1932, deux associations de concerts voient le jour. La « Sérénade » qu'Yvonne de Casa Fuerte fonde en réaction contre le populisme tapageur des Six ; elle vise à recréer l'atmosphère des salons de la duchesse de Guermantes. Et « Le Triton », lancé par les compositeurs Pierre-Octave Ferroud, Henri Rabaud, Jean Rivier et Emmanuel Bondeville pour promouvoir la musique contemporaine.
Bien sûr, Triton est le fils de Neptune et d'Amphitrite. Mais comme en musique cet intervalle de trois tons était jugé diaboliqueau au Moyen-âge, le choix même du nom de Triton sonne comme un défi.
À vrai dire, les médiévistes discutent encore aujourd'hui des raisons de pareille diabolisation. Difficulté de chanter l'intervalle de trois tons de la quarte augmentée ? Antithèse satanique de la Trinité ? Renvoi à la Bête de l'Apocalypse ? Assimilation à l'infernal trident de Pluton ? Quoi qu'il en soit, il faut sans doute le conservatisme viscéral de l'Église de Rome pour qu'en 1967, dans Musicam sacram, soit réactivée cette condamnation du triton musical.
C'est Tomasi qui dessina la figurine emblématique de l'association musicale du Triton . En bon natif de Massilia, il y fait référence à la Méditerranée et à la mythologie grecque. Son triton arbore une queue de poisson, une tête masculine et la fameuse conque dont il joue tout en nageant. À l'évidence, d'entrée de jeu Triton se pose en concurrent de la Sérénade. Le patronage de celle-ci s'illustre des particules de la princesse de Polignac et du vicomte Charles de Noailles. Le comité d'honneur de Triton ne se compose, lui, que de compositeurs contemporains : Schoenberg, Stravinsky, Prokofiev, Richard Strauss, Ravel, Roussel... Et parmi ses membres, Tomasi ne fait pas plus partie du gratin social que Delvincourt, Martinů ou Jacques Ibert.
Le premier concert de la Sérénade a lieu le 16 décembre 1932, celui de Triton, seize jours plus tard. Certes plusieurs compositeurs font partie de l'une et de l'autre de ces associations et les options politiques voisinent à l'intérieur de chacune. Dès 1932 cependant, il est clair que l'idéologie s'immisce dans les non-dits de l'art. Le clivage politico-musical du Front populaire se profile.
Mon hypothèse est que c'est dans cette atmosphère élitiste et parisienne où la Sérénade et le Triton voient le jour que Tomasi compose véritablement ses premières mélodies françaises.
Les textes de ces mélodies sont extraits des Clairières dans le ciel. Ils datent de 1906 : c'est l'année même où, sous l'influence de Claudel, le poète se convertit au catholicisme. La première de ces mélodies, intitulée Tristesses, évoque le départ de la bien-aimée et les tilleuls en fleur. Sa musique oppose de façon romantique un thème résolument triste et sa transformation en une seconde idée musicale d'un lyrisme presque ensoleillé.
La seconde mélodie médite ces quelques mots : « Une goutte de pluie frappe sempiternellement la même feuille d'arbre et une larme ne cesse de tomber lourdement le même cœur ».
Tomasi ne pouvait manquer de s'y référer au prélude dit « de la goutte d'eau » écrit par Chopin à Majorque. Tandis que George Sand et son fils Maurice couraient la campagne sous l'orage hivernal, Chopin inquiet, composait. Lorsqu'au retour de sa promenade mouillée George Sand lui fit remarquer qu'une goutte d'eau tombant du vieux toit de la Charteuse de Valldemosa près de lui l'avait probablement inspiré et que son prélude était à base d'harmonie imitative, le compositeur se fâcha : cette goutte d'eau, il ne l'avait même pas entendue ! Son prélude ne cesse pourtant de répéter le même la bémol ou son enharmonique, sol #. Tomasi, lui, raffine. Il complexifie. Sa propre goutte d'eau tombe sous une triple forme, en décalé. Je compte sauf erreur 37 mi, 35 ré bécarre et 53 do #. L'harmonie est celle d'ut # mineur, enrichie d'une sixte majeure (la #) et de deux secondes, l'une mineure (ré), l'autre majeure (ré #).
Que signifie cette mélodie ? La feuille et le cœur résistent quoique constamment agressés. Leur fragilité fait barrage au vide Moralité : raccrochons-nous nous fût-ce à une feuille morte, fût-ce au tressaillement d'un cœur navré. L'illusion de l'éternité vaut mieux que la constatation du néant.
Henri Tomasi conçoit ces mélodies pour voix et ensemble instrumental, ici cordes, vents, harpes, célesta, timbale. Il transgresse l'usage qui veut que le piano seul accompagne la voix. Il est avant tout chef d'orchestre et compositeur symphoniste. Conséquence ? Les mélodies de Tomasi sont méconnues d'une part parce que leur écriture pianistique, réduction de l'orchestre, atteint souvent à une complexité qui élimine les amateurs ; d'autre part, parce que faisant rentrer la forme de la mélodie française dans la musique de chambre, la ligne vocale n'y place pas forcément l'interprète en position dominante.
G. Sand, Histoire de ma vie, 5e partie, livre XII
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