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   Musique  et  société

Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique

À PROPOS DU GOLLIWOGG'S CAKE WALK DE DEBUSSY

 

Origines de la danse et du titre, analyse et signification symbolique du texte musical

 

Debussy compose son Children's corner entre 1907 et 1909. La sixième et dernière pièce de ce petit recueil s'intitule Golliwoggs cake walk. Quelques explications concernant ce titre. Le nom de Golliwogg vient probablement du mot « wog », terme péjoratif utilisé pour désigner les Noirs. Il perd souvent l'un de ses g et se simplifie parfois même en Golly. Depuis 1895, on désignait ainsi une poupée de chiffon, musicien de sexe mâle, peau noire, cheveux crépus, pantalon rouge, chemise blanche, veste bleue et nœud papillon. Car venait de paraître un livre pour enfants écrit et illustré par Florence Kate Upton, The Adventures of Two Dutch Dolls. D'origine américaine domiciliée à Londres, Florence Upton s'y inspirait dune poupée avec laquelle, enfant, elle jouait à New-York.

The Adventures of Two Dutch-Dolls.jpg

L'un de ses personnages, Golliwogg, devint rapidement célèbre car Florence Upton le mit en scène dans d'autres livres et, n'en ayant breveté ni le nom ni l'image, des fabricants de jouets s'en emparèrent. Une marque de confitures et de conserves (James Robertson & Sons) l'utilisa à des fins publicitaires. Bref, Golliwogg fut à la mode durant tout le premier XXe siècle. Debussy en témoigne en 1908. En 1939 encore, Agatha Christie en illustra la couverture de ses Dix petits nègres. Ensuite, Golliwogg jugé raciste, disparut de la circulation. Heureusement, Debussy lui avait rendu hommage.

Il semble que ce soit pendant l'un de ses voyages à Londres en janvier et février 1907, (Emma Bardac lui servait souvent dinterprète) que leur couple ait acheté une de ses poupées Golliwogg pour leur fille Emma-Claude, née en 1905. Grâce à sa gouvernante anglaise Mrs Gobbs, Chouchou baragouinait déjà en franco-anglais. En juillet 1908, Debussy lui dédie son Golliwogg's cake walk, avec les tendres excuses de son père pour les difficultés pianistiques que contenait le recueil dont il faisait partie. La couverture de Children's corner est dessinée par le compositeur lui-même.

Golliwogg-s-livre_couverure.jpg
Elle représente la grosse tête de Golliwogg sans ses cheveux crépus, tenant en laisse le petit éléphant Jimbo, probablement un autre jouet de Chouchou. Le tout dans une nuance marron, symbolique à coup sûr de l'Afrique. Debussy est le génie qu'on sait : son Golliwogg's cake-walk est l'une des toutes premières pièces de musique occidentale à être influencée par le jazz. Manifestement, son père tenait à offrir à sa fille une musique à la pointe de la mode.

Qui dit « cakewalk » parle de gâteau et de marche. Expliquons pourquoi. En Floride dans les années 1850, les esclaves afro-américains marchaient de façon processionnelle, leur seau d'eau sur la tête pour aller arroser les plantations. Lorsqu'ils ne travaillaient pas, pour s'amuser, ils transformaient leurs marches laborieuses en danses, lesquelles parodiaient celles de leurs maîtres, leur dignité compassée, leur façon de se promener chapeaux en tête et cannes à la main, emblèmes de la supériorité sociale des blancs. Les danses des esclaves noirs restaient néanmoins rythmées par les syncopes de leur culture ancestrale qui, comme le suggère le vocable de « rag-time », déchirent le temps. De divertissements favoris des dimanches d'esclaves religieusement chômés, ces danses furent récupérées par les grands propriétaires de plantations. Ils en firent de véritables concours de danses d'esclaves qu'ils offraient à leurs amis, propriétaires de grandes plantations comme eux. Différents prix étaient consentis aux danseurs champions. On en retient surtout le gros gâteau du farine de maïs, enveloppé dans une feuille de choux, qu'on appelait le hoecake. Sans doute les champions du concours le partageaient-ils avec leurs compagnons d'esclavage.

Le cakewalk survécut à la guerre de Sécession. Il se répandit en évoluant tant au niveau des cadeaux offerts aux lauréats qu'à ceux de sa gestique et de sa musique. Le premier concours de Cakewalk eut lieu à York en 1892, organisée par Richard K. Fox. Lors du Cakewalk Jubilee National du même New-York, les champions reçurent des ceintures d'or et des bagues en diamant. Bref, le cakewalk devint la première danse américaine à migrer de la société noire vers la société blanche, et de l'Amérique vers l'Europe. Dès les années 1890, en Angleterre, en France et en Russie, cette danse faisait partie des spectacles ménestrels. Les danseurs qui n'étaient pas blacks se peignaient le visage en noir. On processionnait, on se pavanait, on faisait rire la galerie en se contorsionnant, faisant des pitreries et des acrobaties tandis que, musicalement, le cakewalk donnait naissance au ragtime. Avec l'invraisemblable succès de son Maple Leaf Rag en1899 et son Entertainer en 1902, le compositeur noir Scott Joplin donna ses lettres de noblesse au ragtime. Si Debussy, quoique curieux des musiques extra-européennes, n'entendit pas Joplin, il en connut les succès et, à Paris, lors de l'Exposition universelle de 1900, on sait qu'il se déplaça pour aller écouter l'ensemble américain de John Philip Sousa qui jouait ce genre de musique.

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