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   Musique  et  société

Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique

Cinquante ans séparent les Masques et Bergamasques de Fauré des Fêtes Galantes de Verlaine. De l’une à l’autre de ces œuvres, la conscience de classe se précise dans le camp des subordonnés : Arlequin entend maintenant jouir d’un spectacle auquel hier il jugeait normal de travailler pour le plaisir d’autrui. À écouter cet Arlequin, nos Masques et Bergamasques militent carrément à gauche. Mais à bien regarder Gilles, qui gagne en délicatesse morale ce que sa condition de subordonné social lui refuse en fait, leur moralisme véhicule, au contraire, une idéologie conservatrice. Tentative d’impartialité réconciliatrice qui caractérise l’immédiat après-guerre ? Idéologie   contradictoire qui  exprime  le radicalisme  petit bourgeois  d’un René  Fauchois ? Prenons garde ! Gilles joue de la flûte; il file le parfait amour avec Colombine. Arlequin, tel qu’on nous le montre, est plus fruste, plus robuste physiquement ; ni l’art, ni l’amour tendre ne l’intéressent ; par contre, il est socialement moins résigné et politiquement déterminé à mettre un terme à sa subordination. L’utilisation de la morale, de l’art et de l’amour aidant, c’est vers Gilles que sont dirigées les sympathies du spectateur, non vers Arlequin. Pareil trait va trop dans le sens de la conservation sociale pour qu’on ne soupçonne pas René Fauchois et Gabriel Fauré d’être ici les porte-parole du groupe social des privilégiés auquel ils n’appartiennent pas tout à fait, porte-parole d’autant plus efficaces qu’ils sont sincères puisque orientés à leur insu.

Les subordonnés éliminés ou assimilés

Ici, l’art est évidemment utilisé. Il l’est pour faire oublier aux rares défavorisés qui pourraient y avoir accès, l’inadmissible réalité qu’ils subissent, pour discréditer les contestataires de l’ordre social, pour entretenir la bonne conscience des bénéficiaires de cet ordre social. Lié aux cercles haut placés de ses mécènes, Fauré ne peut guère se refuser à cette utilisation idéologique de l’art, qui euphorise et démobilise. D’ailleurs, il ne se sent aucunement solidaire de ceux qu’il nomme « les infériorités sociales » : il jugera « odieuse », par exemple, la loi sur le repos hebdomadaire . On pourrait dès lors s’étonner que Fauré ait collaboré avec Georges Clemenceau, dont le gouvernement choisira de faire voter cette loi, en écrivant une musique de scène pour sa pièce intitulée Le Voile du Bonheur. Mais cette œuvre, représentée pour la première fois, le 4 novembre 1901, justifie l’utilisation de l’art à des fins d’évasion . Chez Clemenceau et chez Fauré, la relative divergence des options politiques va de pair avec une indéniable convergence esthétique : la pénombre de ses fêtes galantes est à Fauré ce que sa cécité est au chinois de Clemenceau : ce chinois refuse en effet la possibilité de guérir qui lui est offerte pour ne plus voir que sa femme le trompe et que ses enfants le méprisent... Rien d’étonnant par contre si, jusqu’à l’âge de soixante-quatorze ans où il compose ses Masques et Bergamasques, Fauré écarte systématiquement les personnages de la comédie italienne de ses fêtes galantes. Rien d’étonnant, puisque ces mêmes marionnettes sont également absentes du texte plus ou moins verlainien que le comte de Montesquiou surajoute à la Pavane. Une pareille élimination est, selon nous, révélatrice : ainsi mutilées, les fêtes galantes trahissent le rêve d’une unité sociale retrouvée au profit des seuls privilégiés, par la suppression des subordonnés...

Ses origines populaires et sa malheureuse conscience sociale de parvenu font que Debussy rêve d’une cohésion sociale retrouvée d’une façon tout autre. Debussy est plus jeune que Fauré de dix-sept ans, il est fils d’un communard condamné : sa sensibilisation aux questions sociales est beaucoup plus moderne. Confronté aux tentatives de démocratisation du théâtre du début du siècle, Debussy note lucidement qu’

un sentiment d’envie plane, équivoque, sur cette vision de luxe apportée pour un moment dans toutes ces vies mornes : les femmes estiment les toilettes avec un rire faux ; les hommes comparent et rêvent d’impossibles fêtes.

Il aperçoit le « bien-fondé de ces ambitions sociales ». Malheureusement, ajoute-t-il,

ça peut donner des résultats dangereux. Le mieux serait peut-être de reconstituer les anciens jeux de cirque des empereurs romains. [...] Le Jardin des plantes se ferait un devoir de prêter ses meilleurs pensionnaires [...]. Trouverait-on plus difficilement des dilettanti assez passionnés pour se laisser dévorer ? Après tout, [...] en y mettant le prix... .

Ne voir dans ce texte que le cynisme au vitriol d’un génie méprisant la foule et ceux qui s’enrichissent à l’amuser serait se tromper pesamment. Certes Debussy joue avec la solution superbement efficace des Césars de la Rome impériale pour aliéner la plèbe de son temps. Mais c’est que, conscient de sa propre peur sociale et jugeant moralement inadmissible la solution politique à laquelle cette peur l’accule, il entreprend de la neutraliser et de l’expier verbalement au moyen d’une ironie sado-masochiste. Cette exceptionnelle sensibilisation de Debussy à la question sociale parmi les musiciens de son temps ne reflète-t-elle pas peu ou prou, sous la République radicale, celle de certains groupes sociaux déchirés comme lui, entre leur culture élitiste et leurs origines populaires ?

Debussy Mandoline

S’il est incontestablement réactionnaire, pour parler le langage d’aujourd’hui, Debussy n’est pas tendre pour autant à l’égard des privilégiés, ses contemporains. Sous leurs vêtements brillants, ses donneurs de sérénades ne sont que pantins inutiles et condamnés. À l’inverse de ceux de Fauré, habillés d’harmonies soyeuses et de rythmes courbes, ils vont vêtus d’harmonies sèches et de rythmes anguleux, tandis que les piziccati des mandolines les harcèlent . La même âpreté des accords, la même gesticulation quasi mécanique du chant attestent, dans la pièce pour piano que Debussy intitule Masques, que le carnaval debussyste touche à la danse macabre. Comme la société qui la suscite, sa fête galante n’a pas d’avenir. L’argument de ballet que ce compositeur rédige en 1910 - le divertissement dansé de René Fauchois et de Gabriel Fauré en reprendra le titre de Masques et Bergamasques - pressent carrément l’issue de la lutte sociale de son temps. Au début du livret, des cavaliers masqués de noir chantent des sérénades et les personnages de la comédie italienne, singeant leurs gestes derrière eux, les ridiculisent. Soudain, ceux-ci font résonner leurs trompettes de bois et sèment le trouble dans la fête. Qu’indique la funèbre couleur des privilégiés, qu’indiquent les trompettes du jugement dernier qu’embouchent leurs subordonnés, sinon la fin d’un certain ordre social ? Puis, grâce au pouvoir de la magie, Arlequin conquiert l’amour de Barberina et les pêcheurs de la lagune vénitienne viennent spontanément grossir leur cortège nuptial. Qu’est-ce à dire ? La part d’inconscient collectif enclose en Debussy espère, selon nous, la ruine des grands privilégiés, et l’avènement d’un ordre social petit-bourgeois dont le peuple se sentirait solidaire. Mais cet espoir est vain puisque seule la magie peut le réaliser... Quoi qu’il en soit, nos fêtes galantes évoluent dans un sens parallèle à la société où elles s’élaborent : d’aristocrates et grand-bourgeoises qu’elles étaient vers 1880, ces fêtes tendent en effet à devenir plutôt petit-bourgeoises au fur et à mesure qu’on entre dans le XXe siècle. Mais l’exception des pêcheurs vénitiens de Debussy ne doit pas nous faire illusion. Même si ces fêtes enregistrent symboliquement - donneurs de sérénades et belles écouteuses d’un côté, personnages de la Commedia dell’arte de l’autre - les clivages sociaux, elles ignorent le peuple. L’évolution sociale limitée qu’elles acceptent parfois ne les empêche pas de poursuivre inlassablement le rêve d’une cohésion sociale parfaite. En dernière analyse, la fête galante aristocratique du XVIIIe siècle ou sa jolie caricature du XIXe siècle bourgeois, semble bien être l’expression mythique d’un antagonisme social ressenti comme insupportable, alors qu’il n’est encore ni compris ni refusé consciemment.

Les fêtes galantes musicales : une réaction nationaliste ?

Lors de la soutenance dont j’ai parlé, je croyais que la Belle Époque attendait aussi des songes archaïques de ses fêtes galantes l’oubli de la défaite de Sedan. En effet, du traumatisme de cette défaite et de la peur d’être de nouveau envahie, la France, prétend-on, fit un véritable complexe d’infériorité, et les cercles mondains, demandeurs de fêtes galantes, s’entendirent à retourner en chauvinisme orgueilleux ce complexe, avec d’autant plus d’empressement qu’il était né d’un désastre où leur responsabilité de classe dirigeante était engagée... Dès lors, ne paraissait-il pas naturel que la France, militairement battue, puis diplomatiquement isolée par un Reich pesant d’autant de canons que de symphonies colossales et de drames cosmogoniques, se plaise à évoquer la civilisation brillante dont elle fut autrefois le centre? Fêtes de style rocaille où Vénus tient Mars sous son charme, chansons légères, brefs menuets et pavanes gracieuses, glorieux décors à la française permettaient-ils alors d’oublier la prépondérance « prussienne » ? Cette interprétation des fêtes galantes par le patriotisme blessé et par l’inquiétude nationale séduisit hier M. Chaunu. Elle ne me convainc plus du tout aujourd’hui. Voici pourquoi. Elle ne saurait expliquer les contributions à la fête galante des Hugo, des Gautier, des Nerval, des Charles Blanc, des Goncourt et des Verlaine, antérieures à la défaite de 1870 ; il faudrait invoquer celle de 1815 et dans ce cas, expliquer pourquoi les fêtes galantes ne suivent qu’à quarante ans de distance les malheurs de la Patrie. Elle ne saurait expliquer non plus ni les Masques et Bergamasques de Fauré qui datent de 1919, ni les nombreuses fêtes galantes signées Ravel, Reynaldo Hahn, Stravinsky ou Poulenc qui les suivirent. Manifestement, l’onde des fêtes galantes vient de plus loin et le ressort qui la met en branle est tout autre. Par contre, ou je me trompe fort, ou cette explication nationaliste de la fête galante, qui est celle que nous proposent les contemporains, ressemble à une justification idéologique

 

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(23) G. Fauré, « Lettres à une fiancée », Revue des Deux Mondes, 15 août 1928.

(24) G. Fauré, Lettres intimes, op. cit., p. 127.

(25) Cette œuvre de G. Clemenceau donnera plus tard naissance à un opéra comique de Charles Pons, représenté pour la première fois à Paris le 26 avril 1911 et joué 15 fois en 1911 et 1912.

(26) Gil Blas, 2 mars 1903, reproduit dans C. Debussy, Monsieur Croche et autres écrits, Paris, 1926, pp. 106-107.

(27) Comparer la Mandoline de Debussy qui date de 1880 et celle que Fauré compose à Venise en 1890, en s’inspirant de celle de son jeune confrère.