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   Musique  et  société

Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique

Artistes, gens du monde et de goût sont là, embarqués pour un voyage immobile. La foule est reléguée sur les rives dans le silence et la nuit. Comptent seules la présence de la nature et la pérennité de l’histoire. Les fastes de la monarchie et l’autorité de l’homme sur les éléments - un parc installé sur les marécages domptés - : double raison d’être fiers pour les héritiers de ceux qu’enchantaient jadis et pour ceux qu’enchantent encore les musiques de nuit et les airs à jouer sur l’eau. Seulement, la monarchie vivait au présent. Nombreux étaient les aristocrates qui, au XVIIIe siècle, se lançaient à l’assaut des conquêtes économiques ; nombreux ceux qui contribuaient au rayonnement de ces Lumières qui, pourtant, devaient incendier leur ordre. Pour édifier le Grand-Théâtre de Bordeaux, l’Ancien Régime jetait à bas le forum des Sévère. Son amour des ruines relève moins de sa nostalgie du passé que de son désir de faire table rase. Il l’engage à mieux jouir du présent qu’elles valorisent, et ses fêtes galantes s’y emploient. Au contraire, l’aristocratie de la Belle Époque et les grands bourgeois sur lesquels déteint sa sensibilité, ne s’intéressent aux monuments historiques que pour les vénérer et à travers eux, vénérer le passé. Ces privilégiés-là se penchent sur les miroirs liquides de Bruges, de Venise, d’Ile-de-France, pour y voir remonter les défuntes années. Ils partent à la recherche du temps perdu. L’architecture byzantine, la peinture préraphaélite, le mobilier Henri II, la poésie pseudo-antique ou pseudo-médiévale du Parnasse ou de l’École romane les séduisent. Ils s’évadent... Fauré archaïse en ressuscitant avec Lydia et Nell les créatures anacréontiques de Leconte de Lisle ; il archaïse en ressuscitant les modes grégoriens et les danses de la Renaissance lorsqu’il écrit sa Sicilienne ou sa Pavane. Alors que l’industrialisation accule la Belle Époque à l’urbanisation, aux métamorphoses et au risque de la hideur, cette fête versaillaise permet aux privilégiés de communier avec la nature, l’éternité et la beauté. L’aristocratie de l’Ancien Régime vivait dans le parc de Versailles et dans la musique de Lully et de Rameau. Les privilégiés de la République bourgeoise, eux, viennent contempler le parc, viennent écouter Fauré. Alors que l’une cherchait à jouir de la vie directement, c’est à travers l’art que les autres cherchent la jouissance de vivre. L’originalité des nouvelles fêtes galantes tient à cet écran de nuit, de silence, d’histoire et de beauté que les participants interposent entre eux et le réel. Plus encore qu’au XVIIIe siècle, les nouvelles fêtes galantes cherchent à immortaliser la vie en lui conférant la poésie, la patine, la distance aussi, d’une œuvre d’art.

B) Mais pourquoi donc les privilégiés de la Belle Époque rêvent-ils des fastes de l’Ancien Régime? Faut-il interpréter leur nostalgie comme une protestation, comme un refus de l’industrialisation conquérante qui caractérise la France du XIXe siècle ? Pour en être sûr, il faudrait démontrer que ces aristocrates et ces grands bourgeois se sentent menacés par les progrès industriels. Soit que ces progrès sapent les bases économiques de leur fortune. Soit qu’ils ruinent lentement la civilisation qui les supporte et dont ils sont l’illustration. Il faudrait disposer de monographies concernant les mécènes de nos artistes. Connaître le montant, la nature et l’évolution de leur richesse. Leur train de vie et leur mentalité. Alors on pourrait juger dans quelle mesure les réalités économiques engendrent les nostalgies... Comme ces monographies, à notre connaissance, n’existent pas, force est d’échafauder les hypothèses les moins aventureuses possibles.

Les ramures chanteuses, antidotes des usines et des villes tentaculaires...

Remarquons donc que la seconde révolution industrielle, si l’on fait exception de quelques œuvres littéraires, ne s’accompagne guère que d’un art qui semble faire exprès de l’ignorer : ce n’est qu’en 1881 et 1885 que naissent Fernand Léger et Robert Delaunay... Et remarquons en sens inverse que nos fêtes galantes nouvelle vague, lesquelles sont les contemporaines exactes de cette industrialisation et de l’urbanisation dévoreuse d’espaces verts qui la suit, leur opposent la plus parfaite antithèse à coups de ramures chanteuses, de jets d’eau et de rossignols. Aux artistes, aux mondains, aux privilégiés de la culture, les songes et le cadre même de la fête galante apportent une compensation idéale. Lorsque nous soutenions devant M. Chaunu la thèse de 3e cycle à laquelle nous empruntons quelques unes des idées présentées ici, celui-ci nous arrêta. Comment croire que l’industrialisation qui s’étale sur plus d’un siècle soit responsable de la nostalgie des fêtes galantes, puisque celle-ci ne se manifeste que pendant ces quelques décennies qu’on baptise la Belle Époque ? Entre les temps longs de la première et le temps court de la seconde, quel rapport de cause à conséquence pourrait-il y avoir ? L’objection n’est forte qu’en apparence. C’est sous Louis-Philippe que s’amorce le retour aux fêtes galantes. C’est sous Napoléon III que leur évocation nostalgique se précise. Autrement dit : sous les deux régimes politiques du XIXe siècle français que l’essor industriel caractérise. Au ras des faits, tout se passe comme si le nombre des fêtes galantes progressait au rythme même des usines. La Fête chez Thérèse de Victor Hugo date de 1840 ; la première Galerie du XVIIIe siècle d’A. Houssaye, de 1843 ; Le Carnaval de Venise de Gautier, de 1852 ; Le Voyage à Cythère de Nerval et Le Peintre des Fêtes Galantes de Charles Blanc, de 1854 ; enfin, L’Histoire de l’art français au XVIIIe siècle des Goncourt et les Fêtes Galantes de Verlaine, respectivement de 1860 et de 1869. Si ce n’est guère avant 1880 que la musique s’empare de cette nostalgie de l’Ancien Régime et fait véritablement s’épanouir la fête galante, c’est que le grand public cultivé mit un certain temps à ressentir, sinon à mesurer, la portée d’une industrialisation depuis longtemps en marche. On sait depuis Marx que les mentalités collectives retardent. Deux phrases de L’Argent, que Péguy écrivit en 1913, enregistrent selon nous le retard de cette prise de conscience :

Le monde a moins changé depuis Jésus-Christ qu’il n’a changé depuis trente ans [...] La débâcle s’est faite si je puis dire d’un seul tenant, et en moins de quelques années.

La crise de civilisation que nous vivons débute bel et bien en ces années 1880-1890. La conscience européenne découvre alors qu’à force d’industrie, les fondements de la civilisation agraire immémoriale se trouvent ébranlés. Emergeant, pour reprendre le mot de l’abbé Breuil, de l’âge néolithique, l’occidental s’avance désormais vers un âge inconnu qui l’effraie. On comprend que, par réaction, il rêve d’oisiveté et de frondaisons séculaires.

C) La nostalgie de l’Ancien Régime caractéristique de la Belle Époque témoigne également du besoin d’évasion des privilégiés confrontés à l’inexorable ascension des masses. Février et juin 1848 d’abord, la Commune ensuite, ont alarmé leur groupe social. Au point que, sur le plan politique, il jugea indispensable de répondre à ces événements par la dictature du Second Empire, puis par la Semaine Sanglante. Au point que, sur le plan culturel, il se prit à chérir, surtout à partir des lendemains immédiats de la révolution de 1848, les fêtes dont l’aristocratie du XVIIIe siècle s’étourdissait pour tenter d’oublier les menaces sociales qui pesaient sur elle.

Les belles écouteuses, pour oublier l'entrée en scène des masses...

Les privilégiés de la fin du XIXe siècle se rapprocheraient-ils esthétiquement de l’aristocratie de l’Ancien Régime, parce qu’ils se devinent condamnés comme elle par l’Histoire ? Quoi qu’il en soit, la pleine floraison des fêtes galantes musicalcs est strictement contemporaine de l’essor du syndicalisme, du socialisme et de l’anarchie dans les années de dépression économique qui commencent aux alentours de 1880. Lors de la soutenance à laquelle j’ai fait allusion, cette liaison de cause à l’émancipation des masses et la fuite nostalgique des privilégiés vers les fêtes élitistes de jadis parut à M. Chaunu impossible à établir. Là encore, selon lui, le temps long de l’histoire sociale ne pouvait rendre compte du temps court d’une sensibilité artistique éphémère. Mais pour nous, il s’agit de distinguer ici aussi entre les temps longs de l’histoire sociale et les temps courts où les réalités de cette histoire font irruption dans la conscience collective. Certes, en 1848 et en 1871 la bourgeoisie parisienne a tremblé à l’idée d’une révolution populaire. Mais la province n’a pas eu peur. En est-il de même après 1880, alors que la question du régime ne peut plus masquer la question sociale , alors que les Bourses du travail se multiplient, que le Premier mai inaugure ses rites, que la CGT se constitue, que le nombre des socialistes passe de un à cinquante à la Chambre et que Jules Guesde prophétise l’imminence du « Grand Soir » ? C’est le temps que Chabrier choisit pour composer son Menuet Pompeux ; Debussy, sa Mandoline, ses pièces bergamasques, ses deux premières versions des Fêtes Galantes et sa Petite Suite ; Fauré, sa Pavane, sa Sérénade du Bourgeois Gentilhomme, sa Sicilienne, son Clair de Lune, ses mélodies dites « de Venise », Arpège et le Madrigal sur les vers d’Armand Silvestre que voici :

Inhumaines qui, sans merci,
Vous raillez de notre souci...
Ingrats qui ne vous doutez pas !
Des rêves éclos sous vos pas...
Aimez quand on vous aime

 

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(14) M. Faure, La nostalgie du XVIIIe siècle chez Fauré, Debussy et Ravel, thèse de 3° cycle, 329 pages dactylographiées, Paris I, 1975.

(15) Voir l’article de la Revue contemporaine,   sept.-déc.    1885,
p. 1 à 14, intitulé « L’évolution prochaine », signé de l’initiale P.