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   Musique  et  société

Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique

Debussy et Satie se partageraient ils le travail ? L'un ferait-il musique de l'aristocratisme bourgeois tandis que l'autre demeurerait fidèle au front roturier qui permit l'instauration de la IIIe République comme il décida de 1789 ? Quoiqu’il en soit, au compositeur des Chansons de France, de l'Hommage à Rameau, de la suite en blanc et noir, la distanciation élitiste et le nationalisme culturel ; au musicien de Relâche, le populisme du Chat noir et de l'Auberge du clou, les chansons du style Je te veux ou La diva de l’Empire, la démagogie de Vas-y-Chochotte, sans compter tous ces emprunts au folklore de nos cités et aux fredons de nos opéras-comiques. il suffit que le Grand Larousse du XIXe siècle, signe de leur popularité, les signale et les cite pour que Satie s’en empare.

À preuve tel extrait du Faust de Gounod, des Dragons de Villars de Maillart, ou de La Mascotte d'Audran ; tels fragments de Mozart, de Clementi, de Beethoven, de Chabrier, telles chansons populaires, comme La Carmagnole, Cadet Rousselle, Malbrough s’en va-t-en guerre, As-tu vu la casquette du Père Bugeaud ?...Ces trois dernières chansons, par exemple, permettent à Satie de brocarder l’armée dans Vieux sequins et vieilles cuirasses. Tant et si bien qu’au moment précis où Claude Debussy vire au chauvinisme cocardier, Erik Satie se révèle antimilitariste. Pis : antipatriote : il va jusqu'à qualifier de cauchemar La défaite des Cimbres, c’est-à-dire celle des Allemands ! Et, dans l'Entr'acte cinématographique de Relâche, il va jusqu’à trouver plaisant qu'on tire des obus sur Paris !

Debussy chat noir

Le chassé-croisé Debussy/Satie s'affirme aussi, on le voit, sur le plan des idées politiques. Sans doute est-ce pour faciliter son ascension sociale que Debussy renie idéologiquement son père : il rejoint carrément la droite nationaliste et réactionnaire. A contrario, son double, son antithèse incarnée glisse vers l’extrême gauche. Satie s'inscrit au parti radical-socialiste en 1908, il adhère à la SFIO en 1914, il devient membre du PCF en 1921. Installé dans la banlieue d' Arcueil à partir de 1898, il s'occupe de l’éducation musicale des enfants d'ouvriers. II fait venir le chansonnier Vincent Hyspa pour une matinée de détente offerte aux travailleurs. Lui aussi met en musique la triste histoire de Geneviève de Brabant et de Golo, dont Pelléas et Mélisande est largement inspirée. Seulement, conformément à La Légende dorée, mais à l’inverse de ce qui se passe dans le drame de Maeterlinck, l'horrible Golo de Satie sera exécuté pour avoir calomnié la reine Geneviève : son prétendu adultère avec le cuisinier Drogan n'est que mensonge diabolique. Ajoutons que Satie destinait sa partition au Théâtre d'ombres du Chat noir, donc aux gens du peuple .

Debussy Parade

Rappelons l'argument de Parade : il confirme cette orientation des idées politiques de Satie. Trois managers ont pour fonction d'attirer le peuple au spectacle qu'on lui destine. Pourtant, en dépit de leurs efforts publicitaires, la foule passe outre, indifférente sinon méfiante. En mai 1917, à l'instant même où Parade dresse ce constat, les soldats français et allemands se mutinent. Les gouvernants échouent pareillement à prolonger ces « unions  sacrées » fabriquées de toutes pièces pour que le peuple tue et se fasse tuer. Les deux révolutions russes servent de toile de fond à cette production de Diaghilev. La partition de Satie est aussi « populaire » que l'argument de Cocteau. On y découvre le premier ragtime de la musique européenne. On y entend des percussions futuristes du genre roue de loterie, machine à écrire, revolver, sirène... Ce n'est manifestement pas là la musique familière aux bourgeois dont Satie est le parent.

La psychose antibourgeoise de Satie

Mais la rupture de Satie avec sa classe est patente. Ses raisons sont loin d'être aussi claires que celles qui poussent Debussy dans le sens de ses intérêts. Satie agit-il par générosité sociale ? Prend-il à son compte le péché collectif de l'iniquité sociale ? Il faut imaginer autre chose. Erik Satie a de bonnes raisons d'en vouloir à sa parentèle. Sa famille devait être un nœud de vipères, puisqu'un beau matin sa grand-mère est découverte noyée sur une plage normande. Accident bizarre ? Crime mystérieux ? L'anglophobie de ses grands-parents paternels était telle qu'elle torpilla le mariage écossais d'où naquit le jeune Erik. Enfin, le remariage du père du compositeur avec un jeune professeur de piano infligea à l'adolescent un changement d'éducation proprement traumatisant. On surprit ses relations avec la petite bonne de la maison. On en fit une affaire d’État. Erik prit ses vêtements, les roula en boule, s'assit dessus, les traîna sur le plancher, les piétina, les aspergea de toutes sortes de liquides jusqu'à les transformer en véritables loques. Il défonça son chapeau, creva ses chaussures, déchira sa cravate, remplaça son linge fin par d'affreuses chemises de pilou. Il cessa de soigner sa barbe et laissa pousser ses cheveux .

Il claqua la porte. Il élut domicile à Montmartre, dans un placard. C'est environ en ce temps-là que Satie compose sa Messe des Pauvres. Anecdotes ? D'accord. Mais anecdotes de dimension sociale. Satie ne récuse pas seulement sa famille. Il rompt avec tout un milieu qui l'a détraqué. De fait, il n'est plus désormais qu'un compositeur psychotique et pitoyable. Sur le plan sexuel, ses seules amours d'adulte sont celles qu'il vécut avec Suzanne Valadon. Passés les quelques mois de leur lune de miel, il alla quérir la police pour qu'elle déloge de chez lui l'intruse ! Sur le plan affectif, les relations que Satie entretient avec ses disciples sont un buisson de tocades et de fâcheries, de louanges hyperboliques et d'injures venimeuses. Une ombre suffit et l'humeur du fétiche est changée. L'argent servant lui aussi à communiquer, Satie tient les cordons de sa bourse avec la même extravagance qu'il gère sa sexualité et son affectivité. A-t-il quelque pécune en poche ? Il collectionne les mouchoirs et les parapluies. Est-il désargenté ? Le voilà clochard, clochard qui se passe de pain plutôt que d'eau de vie de quetsches...

Debussy Satie

Pourtant Satie voudrait habiter un bel appartement. En 1905, il revient au melon, au faux-col, à la chemise blanche, au costume sombre. Les œuvres qu'il composait pour le Chat Noir ne sont plus que rudes saloperies à ses yeux. Il s'inscrit à la bien-pensante Schola Cantorum et s'applique à écrire des musiques emmerdantes. Alors qu'il s'engage dans le radicalisme qui fait si mauvais genre, il se fait pardonner en commettant une chanson féroce contre le Président du conseil notoirement radical, Emile Combes. Mieux : à la demande de la princesse de Polignac, il élabore son Socrate. De la part de la richissime héritière des Singer, quel beau sujet de méditation à offrir aux victimes sociales à l'heure où les soviets se multiplient, que l'illustre philosophe qui accepte, quoique innocent, de mourir stoïque et résigné !... Enfin, aux dires de son coauteur Picabia, Relâche est synonyme de tout pour aujourd'hui, rien pour demain. Les phares d'automobiles, les colliers de perles, les formes fines et rondes des femmes, l'alcool, l'opium..., les sports, la force, la santé... le baccara ou les mathématiques .

Manière de penser et de dépenser, beaucoup mieux appropriées aux grandes fortunes de Picabia et de ses amis qu'au niveau de vie et aux convictions politiques de Satie et de ses frères. Faut-il admettre que, mettant en musique pareille idéologie, Satie reste encore solidaire de la strate privilégiée dont il est issu ? Déjà l'ambiguïté de Parade croisait celle de Pelléas... On ne savait alors si Satie se réjouissait de voir le peuple se détourner du spectacle fabriqué à son intention, ou s'il regrettait le prolétariat docile à la comédie bourgeoise de naguère. Était-il de l'avis de Georges Auric pour qui Parade exprime la nostalgie de l'orgue de Barbarie qui jamais ne jouera les fugues de Bach ?

Quoiqu'il en ait été, la notoriété de Satie et de Debussy obéit symboliquement à ce troisième chassé-croisé du social et du musical que nous tentons de mettre en évidence. Incontestablement, au niveau des années 1880, la musique de Debussy est beaucoup mieux reçue que celle de Satie. L'auteur des Arabesques subit alors l'influence de Massenet. S'il charme, il innove moins que Satie composant ses Ogives, ses Sarabandes ou ses Gymnopédies. Est-ce parce que ses œuvres mystiques et antiquisantes narguent les réformes anticléricales et antilangues anciennes que la IIIème République commence à mettre en place ? Est-ce parce que leur modalisme prend à rebrousse-poil le Conservatoire ? En tous cas, elles demeurent largement méconnues ; la renommée de Debussy l'emporte sur celle de son rival et néanmoins ami.

Debussy inaugure la musique contemporaine

Surviennent les décennies du changement de siècle. Voici le Quatuor, les Chansons de Bilitis, Pelléas et Mélisande, les Estampes, les Images... Le génie de Debussy éclate. Debussy libère le rythme. Il élargit le champ des sonorités. Il explore le timbre. Il élabore des formes inconnues. Tout se passe comme s'il comprenait que le langage musical dont il hérite est solidaire d'une société qui ignore ou refuse les couches sociales auxquelles il appartient. Comme si le destin le chargeait de créer un langage sonore susceptible, par sympathie, de susciter la société nouvelle dont ses frères restés dans l'ombre et la France moderne ont besoin.

Parvenu à ce point de mon analyse, force m'est de dévoiler une de mes hypothèses particulièrement risquée. Nos gammes majeures et mineures, comme les trois accords fondamentaux de l'harmonie classique - accords de tonique, de dominante, de sous-dominante - sont, à mon sens, en correspondance symbolique avec nos sociétés européennes de la fin des Temps modernes au début de l'Époque contemporaine. D'un côté, l'éclat souverain du majeur ; de l'autre, la tristesse, l'humilité roturière du mineur. D'une part, cette tonique et cette dominante sociale que sont la Noblesse et le Clergé ; d'autre part, le Tiers État bourgeois dont, sous l'Ancien régime, la position est celle d'un groupe social sous-dominant . Coïncidence ? Le système tonal se désagrège en même temps que l'équilibre social se transforme. Et Debussy survient alors que ces deux processus abordent une phase critique.

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10. Léon Guichard a mis en évidence cette source probable des citations sélectives de Satie.

11. Satie fait successivement référence à ces airs dans « Chez le marchand d'or » (Vieux sequins et vieilles cuirasses,1913), « Celle qui parle trop » (Chapitres tournés en tous sens, 1913), « Podophtalma » (Embryons desséchés, 1913), "Tyrolienne turque" (Croquis et agaceries d’un gros bonhomme en bois, 1913), "Espana" (Croquis et agaceries...des bois), "Sur une lanterne" (Descriptions automatiques, 1913), Relâche, 1924. Cette liste est loin d’être exhaustive. Sauf erreur, le meilleur article paru sur ces questions est celui d'0. Volta, "Erik Satie & la tradizione populare", in Musica/Realtà, août 1989.

12. O. Volta, Erik Satie & la Tradition Populaire, Catalogue de l'Exposition réalisée au Musée des Arts et des populaires, 10-30 mai 1988.

13. Souvenirs de Contamine de Latour, cité par V. Lajoinie, Erik Satie, Paris 1985, p. 16.

14. M.-L. Borràs, Picabia, Albin Michel, 1985, p. 242.

15. Je fais évidemment allusion ici aux thèses de Dumézil qui fécondent les études historiques. Selon Bernard Vecchione, mon hypothèse mériterait d'être confirmée ou infirmée par de larges recherches. Si elle était confirmée, elle validerait l'affirmation de Jacques Chailley pour qui la tonalité, dans la musique du Moyen-âge, est déjà sous-jacente ; elle expliquerait en effet la fameuse cadence authente. Pour une autre approche de cette hypothèse, cf. mon ouvrage chez Klincksieck : Du néoclassicisme musical en France dans le premier XXe siècle, chapitre 3.