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   Musique  et  société

Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique

Le contraste entre ces évolutions métaphysiques est total. Il est aussi frappant que le chassé-croisé qui voit Debussy monter vers son hôtel particulier du XVIe arrondissement, tandis que Satie dégringole jusqu'à son infâme gourbi d'Arcueil où, semi-clochard, il dort parmi la poussière et les toiles d'araignées. Pourtant Satie avait sept mille francs en poche en quittant les siens. C'est suicidairement, c'est comme à plaisir qu'il se laisse glisser sur la rampe de l'escalier social. Tout à rebours, attiré par les lumières de la vie de château et les flammes de la gloire, Debussy suit le chemin de croix de son ascension.

Je propose de voir dans l'une et l'autre de ces destinées deux variations sur un même thème de psychologie sociale, deux conséquences de la même situation collective antithétiquement intériorisée.

La double stratégie des bourgeois de la IIIe République

Rappelons que l'histoire de l'Europe contemporaine est, en gros, celle des conquêtes de l'industrie et de la démocratie. Pendant plus d'un siècle, les coups de béliers populaires résonnent, plus ou moins rapprochés, contre les remparts de la cité privilégiée. Le sang coule. La loi tarde à évoluer. Le suffrage universel, le droit de grève, la liberté syndicale, la reconnaissance des partis socialistes sont arrachés aux classes dirigeantes. La révolution sortira-t-elle des urnes ou des centrales revendicatrices, alors que l'exode rural grossit chaque jour ces cités où rougeoie déjà l'incendie du Grand Soir ? D'un côté, les grands bourgeois se félicitent : leurs usines bénéficient de cette main-d'œuvre abondante et nécessiteuse ; il suffit de l'encadrer solidement pour que, si d'aventure la colère venait à l'enrager, cette foule s'en prenne, non à l'ordre capitaliste mais à ce qui reste de l'ancien agraire et seigneurial qui fait obstacle à l’hégémonie de la banque et de l’industrie. D’un autre côté, l’émancipation complète des travailleurs effraie la moyenne et la petite bourgeoisie. Leur statut social, leurs privilèges relatifs n’y résisteraient pas. D’où la double stratégie des bourgeois de la IIIème République : se montrer à la fois populaires et distants. Parler patois, trinquer et saucissonner sans façon, s'encanailler au caf'-conc', se dire peuple, la larme à l'œil en lisant Zola ou en écoutant Louise... Simultanément, prendre de l'altitude, s'aristocratiser, s'auréoler de châteaux et de particules. Frayer symboliquement avec les Chevaliers de la Table ronde ou les familiers de Trianon. Forcer les portes de ces salons qui font battre le cœur de Swann...

Naguère tous les historiens prétendaient que la bourgeoisie du XIXe siècle avait définitivement renversé la noblesse, et que ses propres valeurs s'étaient substituées aux valeurs aristocratiques. Dans cette optique, le raffinement de Debussy était aussi aberrant que les châteaux, les rois, les princes et les princesses que l'on rencontre à chaque pas dans la littérature et l'art de son temps. Corrigeons cette vision des choses grâce à la perspective historique d'Arno Mayer : l'aristocratie survit en Europe à la cascade des révolutions du XIXe siècle. En France, jusqu'au beau milieu du XXe siècle, la bourgeoisie s'aristocratise beaucoup plus largement que l'aristocratie ne s'embourgeoise. Les bourgeois se déjugent. Ils renoncent de plus en plus à l'idéologie des Lumières et aux principes de 89 dont leurs pères s'étaient faits les glorieux champions. Ainsi comprise, l'époque s'éclaire et, avec elle, l'esthétique des sons.

Debussy s'aristocratise...

 

Debussy danseuses de Dephes.gif

La sensibilité de Debussy, comme celle de Proust ou de Fauré, se nourrit du snobisme d'une certaine bourgeoisie. Son art est celui des nouvelles couches sociales qui, fières du niveau d’aisance pécuniaire et culturelle auquel elles sont parvenues, s’efforcent vers d’autant plus de raffinement qu’elles souhaitent se faire accepter des classes d’illustration ancienne. La Suite bergamasque de Debussy date de 1889 ; ses premières Fêtes galantes de 1882. Lui qui sort d’une famille inculte se hisse jusqu’à conquérir ces souvenirs de la Grèce antique que sont les Chansons de Bilitis et les Epigraphes antiques. L'amour pour les chinoiseries, dont ses Estampes et ses Images pour piano portent l'empreinte, le met sur un pied d'égalité avec les Goncourt, ces gentilshommes aussi entichés de leur race que de l'Extrême-Orient pictural qu'ils découvrent. Debussy se modèle un visage racé. Il s'applique à sculpter sa vie comme un rêve de luxe, de beauté, de volupté. Ce rêve est triste, puisque l'histoire emporte les aristocraties. Mais, justement, Debussy a besoin de ce mal de vivre. Il ne peut oublier ses origines qu'il renie et se reproche de renier.

Debussy poisson d'or.gif

J’ai tenté de le démontrer ailleurs : Debussy est honteux de trahir sa classe alors même qu'il est vital pour lui qu'il s'en désolidarise. La forme de son génie tient, à mon sens, à la souffrance de ce remords. Comme le double visage de son art s'explique par cette trajectoire sociale. La musique de Debussy n'est-elle pas à la fois tissée de lumière et enténébrée de cruauté ? Penchons-nous vers les arguments qu'il choisit de mettre en musique. Bien sûr Pelléas et Mélisande et La Chute de la maison Usher sont des drames psychologiques. Mais, osons le mot, ce sont aussi des drames politiques. La maison Usher aux murs lézardés et le château d'Allemonde aux fondations érodées prophétisent l'effondrement en cours de l'édifice social. Une fatalité, une faute irréparable les condamnent.

Certes, ces constructions ont encore belle allure. De loin on peut imaginer que leurs propriétaires y coulent des jours sans soucis. En réalité, elles reposent sur d'inavouables bas-fonds, sur d'insondables catacombes où des victimes affamées, voire emmurées vivantes, agonisent. Une pestilentielle odeur monte de ces lieux de douleur et de putréfaction. Puanteur doublement significative, elle est symbole de révolte redoutée et de remords obsessionnels... Lady Madeline a été enterrée vive par son frère, après qu'il ait exploité ses talents de chanteuse : son fantôme vengeur sortira de son caveau pour faire s'abîmer la maison criminelle. Pelléas suffoque en respirant " l'odeur de mort " qui monte des souterrains du château. Il en découvre l'origine dans la grotte marine, en ouvrant les yeux sur le fléau social de la famine et la pauvreté. Son cœur et celui de Mélisande font alors alliance avec la classe que la leur sacrifie. La raison d'État qu'incarne Golaud les condamne à mort, exactement comme Thiers plusieurs d'entre ceux qui s'étaient solidarisés avec la Commune.

Pourtant, loin d'être univoques, les grandes œuvres jouent à cache-cache avec ce qu'elles révèlent, et leur magie tient à la pluralité de leur sens. Debussy excuse la brutalité de Golaud, tout en lui préférant l'adorable douceur de Mélisande. Sa propre ambiguïté lui fait pareillement composer ses Trois Poèmes de Mallarmé, ses Jeux, ou ses Douze Études d'une plume aristocratique, alors que la nostalgie le poursuit, comme en témoignent ses chansons pour Vincent Hyspa, ses valses pour brasserie modern style ou  ses évocations  de music-hall anglais , et que ne cesse de résonner, dans ses Jardins sous la pluie, son Children's corner, sa Boîte à joujoux, l'écho assourdi des refrains de son enfance.

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5. Pour toutes ces précisions, voir par exemple R. Myers, Erik Satie, Londres, 1948, trad. de l'anglais par R. Le Masle, Gallimard,1959, ou A. Rey, Erik Satie, Seuil, 1974.

6. Cf. A. Mayer, La persistance de l'ancien régime, L’Europe de 1848 à la grande guerre, trad. de l'anglais par L. Mandelbaum, Flammarion, 1983.

7. La thèse de la culpabilisation sociale de Debussy a été énoncée pour la première fois par V.-A. Séroff, Debussy musician of France, New York, 1957, trad. de l'anglais par R. Gitroux sous le titre Claude Debussy, Corréa,1957. J'ai repris et développé cette thèse dans mon ouvrage Musique et société..., ainsi que dans "Pelléas ou la trahison au château", in Silence n° 4, Paris, 1987.

8. François Lesure nous dévoile la crise qui faillit conduire au divorce, en 1910, le second ménage de Debussy. Les raisons de santé et d'argent qu'il suggère me paraissent insuffisamment convaincantes. Cf. F Lesure, Claude Debussy, biographie critique, Klincksieck,1994, pp. 327-328.

9. Cf. La belle au bois dormant, 1891 ; La plus que lente, 1910 ; Minstrels, 1910.