Musique et société
Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique
Debussy et Satie : Deux frères ennemis ou Les chassés-croisés du social,
du psychique et du musical
Debussy et Satie sont contemporains de fait, quoique leur célébrité décalée ait fait croire leur esthétique diachronique. Ils sont à la fois amis et rivaux. Leur psychologie particulièrement typée est telle que leur façon de vivre évolue en sens contraire l'une de l'autre. Leur langage et leur esthétique divergent. Satie attire les nostalgiques de la tonalité ; à l'instar de Schoenberg, Debussy reste la référence obligée de ceux qui, depuis quarante ans, parient sur la modernité.
Le cas de Debussy et le cas de Satie n'ont pas valeur de thèse générale. Une origine socialement populaire n'engendre pas forcément une mentalité de snob et des goûts d'avant-garde. Un compositeur né bourgeois peut fort bien ne pas être idéologiquement populiste, son esthétique ne flirte pas obligatoirement avec le music-hall. Les chassés-croisés du social, du psychique et du musical, dont Satie et Debussy offrent l'exemple curieux à un moment précis de l'histoire, sont-ils cependant affaire de hasard ou affaire de nécessité ? Premier chassé croisé : les trajectoires sociales de Debussy et de Satie sont l'inverse l'une de l'autre. Elles ne se rapprochent que pour s'éloigner.
Deux trajectoire sociales antithétiques
Debussy est né en 1862 d'une mère cuisinière et d'un père socialement instable avant et après avoir été emprisonné pour sa participation à la Commune . Il n'est jamais allé à l'école : il date d'avant Jules Ferry. Est-ce au contact de sa tante Clémentine et de l'amant de celle-ci, Paul Arosa, qu'il attrape la monomanie de Monsieur Jourdain avec le microbe de l'amour de l'art ? Probablement. Ce microbe, il le cultive grâce à Mme Vasnier, grâce à Mme Pelouse-Wilson, grâce aux Chausson-Lerolle, grâce à Mme von Meck. L'habitude aidant d'être introduit dans les châteaux et les salons, et de villégiaturer luxueusement dans les régions touristiques, Debussy en vint à épouser la femme du banquier Sigismond Bardac. La mort l'atteindra au cœur des beaux quartiers parisiens, avenue Foch. Compensées les humiliations enfantines ! Oubliés le frère ouvrier agricole ou vidangeur ; la tante, petite employée ; une première compagne, fille de cantonnier plus ou moins contrainte de travailler sur trottoir ! Au départ, Debussy est complètement dépourvu de capital économique. Aussi, le peu de capital social que sa tante Clémentine met à sa disposition, il l'utilise pour acquérir la seule forme de capital à sa portée : le capital culturel. Ses relations, ses lectures, les objets d'art qu'il se débrouille pour acquérir, son raffinement quotidien - nœud papillon, chapeau melon, sandwiches britanniques…, la cuisinière, la gouvernante anglaise, le serviteur même qu’il engagera, son second mariage une fois conclu : autant de signes d’une ascension sociale délibérément poursuivie et aristocratiquement affichée. Interpréter l’extraordinaire mise en page, parfois le parchemin jaulni que Debussy exige pour la publication de ses œuvres du seul point de vue facile et facilement bien-pensant, de l’esthétique, est insuffisant.
Satie, lui, est né en 1866. Son père est un courtier maritime qui parle couramment dix langues. Sa mère, d'origine écossaise, fille d'une dame de compagnie, est venue apprendre le français à Honfleur. Erik Satie est bilingue de naissance. Ses études sont solides. Sa famille est chrétienne. Du moins est-elle aussi banalement pratiquante qu'en parfaits spécimens de la France citadine et populaire d'alors, les parents de Debussy sont déchristianisés. Debussy hérite de sa famille le sens d’une certaine liberté sexuelle et d'une certaine amoralité. Satie garde de son enfance rigoriste une sexualité infirme et un sentiment religieux aussi mouvant que conflictuel. Dès la naissance de son fils, la mère d'Erik Satie, le fait baptiser anglican. Elle meurt : ses grands-parents le font rebaptiser catholique ! Lui-même devient maître de chapelle des Rose+Croix en 1891. Deux ans plus tard, il rompt avec le Sâr Péladan et fonde sa propre Église.
Debussy et Satie évoluent en s'éloignant, l'un comme l'autre, de leur famille. Debussy joint les mains après s'être moqué du grégorien, cette drogue de curés . Au fur et à mesure qu'il s'intègre dans la bonne société, la sensualité ensoleillée dont témoignait L'après-midi d'un faune vire au mysticisme baroque du Martyre de Saint Sébastien ou au christianisme ascétique de la Ballade que fait Villon à la requeste de sa mère pour prier Notre-Dame. Satie finit par ricaner et hausser les épaules là où il s'agenouillait dévotement sous les ogives. Il se brouille avec le Bon Dieu, alors que, pas à pas, il descend dans les bas-fonds de la société banlieusarde. Nous le surprenons écrivant ces lignes : Je finis par croire que le Bon Dieu est un de ces salauds comme il y en a beaucoup. Sa prétendue miséricorde, je vois bien qu'il se la fout quelque part et qu'il ne la sort que dans les occasions les plus rares. Voulez-vous que je vous dise ? Cela ne lui portera pas bonheur et rien ne m'étonnerait s'il en arrivait à perdre sa place .
1. Le premier état de ce texte a fait l'objet d'une communication orale, le 5 mai 1990, lors d'une séance au séminaire "Recherche en Sciences de la Musique", animé par Bernard Vecchione dans le cadre de l'Université de Provence.
2.Pour ces détails biographiques et les suivants, voir : M.Dietschy, La Passion de Claude Debussy, Neuchâtel, 1962, chap. 1 à 6 ; E. Lockspeiser, Debussy, his life and mind, Londres, 1962, trad. de l'anglais par L. Dilé sous le titre, Claude Debussy, Fayard, 1980, 1ère partie ; M. Faure, Musique et société du Second Empire aux années vingt, Flammarion, 1985, livre 1.
3. Inédits de Claude Debussy, Collection Comedia, Charpentier, 1942.
4. 0. Volta, Erik Satie, Seghers,1979, p. 64. La date de cette lettre n'est pas indiquée. Nous attendons avec impatience l'édition de la correspondance de Satie que prépare Ornella Volta.
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