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   Musique  et  société

Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique

Musique et société Articles La chanson populaire au cœur de l´opéra La troupe Jolicœur d'Arthur Coquard

LA TROUPE JOLICŒUR D'ARTHUR COQUARD (1902)

 

Problématique: L'enjeu politique du mélange des genres sonores

 

En 1902, les risques de guerre civile et de guerre étrangère ne sont pas de ceux qu'on peut oublier. La Troupe Jolicœur de Coquart, créé le 30 mars 1902 salle Favart, ne peut donc se contenter de faire diversion. Dans l'attente d'un conflit désiré en même temps que redouté, elle doit travailler à réconcilier les Français.

Cet opéra-comique met en scène des saltimbanques et des forains auxquels Apollinaire et Picasso dans sa « période bleue » donneront bientôt des frères. La pauvreté au grand cœur, l'amour, le sacrifice sont les ingrédients dont est composée son intrigue. Geneviève est une orpheline que madame Jolicœur a recueillie et à laquelle elle a appris à chanter. Elle aime Jacques, le musicien poète. Un hercule de profession que la jalousie rend fou veut la prendre de force. Mais Loustic s'interpose : le fils de madame Jolicœur aime en secret sa sœur adoptive. Gravement blessé, Loustic est sur le point de mourir. Il guérit néanmoins parce qu'il prend pour preuve d'amour les marques de reconnaissance que lui prodigue Geneviève. Une fois détrompé, il se sacrifie...

Le mélange des styles musicaux qu'offre cet opéra-comique est significatif. Il superpose en effet une chanson d'Aristide Bruant à la Chanson de Mignon, la page la plus célèbre d'Ambroise Thomas, compositeur officiel s'il en fut.La Troupe Jolicceur rassemble à la fois les banlieues où travaillent en chair et en os les petites gens de Paris, et le pays mythique dont rêvent les bourgeois frottés de culture goethéenne. À la fois l'argot des titis parisiens, et le français châtié. À la fois la musique à deux temps des gavroches qui font contre mauvaise fortune bon visage, et la valse (à trois temps) de ceux qui peuvent rêver d'orangers en fleur.

Aristide Bruant

Le tout, le jour du 14 juillet. Dans une République dépolitisée parce que, si les élections législatives de mai 1902 s'apprêtent à porter au pouvoir les républicains radicaux, leur idéologie n'est guère perceptible dans La Troupe Jolicœur. Et sous les auspices d'une Marseillaise démartialisée parce que, si la Marseillaise est bien présente dans cette œuvre lyrique, sa mesure n'est plus celle à deux temps qui convient à une marche, mais une mesure à trois temps. Rien d'étonnant si ses appels aux armes résonnent, par conséquent, sur fond de valse tourbillonnante...

Coquard Marseillaise

À l'évidence, Arthur Coquard réalise ici, sur le mode symbolique, une opération de camouflage : les flonflons doivent empêcher les âmes sensibles de songer aux flots de sang qui risquent de couler bientôt. Mieux : sur le même mode, le compositeur réalise cette union sacrée que les classes dominantes, parce que la guerre est imminente, appellent de leurs vœux. Pareille musique prépare le peuple à partir au casse-pipe, la fleur au fusil. L'alliance franco-russe fraîchement conclue persuade désormais les Français que la « revanche » est possible. Aussi une « chanson franco-russe », signée Louis Ganne et Armand Lafrique, vient-elle enrichir notre cocktail sonore. Comme par hasard, cette chanson intitulée La Czarine a été créée à la Scala par Marius Richard en 1891. À travers Alexandra, l'épouse de Nicolas II, elle rend hommage à la « sainte Russie », « ce pays plein de vaillance » où « l'esprit de la France prend son essor.

La Czarine

Dès lors, nos soldats, ouvriers et bourgeois coudes à coudes, peuvent obéir en toute tranquillité aux injonctions belliqueuses de La Marseillaise. Entre les mâchoires de leur formidable tenaille, l'armée russe et l'armée française écraseront les unités militaires des empires centraux.

6 - Voici les paroles de cette chanson : Papa, c'était un lapin/ Qui s'app'lait Bibi Chopin,/ Et qu'avait son domicil'/A Bell'vile. /L'soir, avec sa p'tit famill, I' s'balladait en chantant/ Des hauteurs de la Courtille À Ménilmontant.

7- Après l'accord diplomatique signé le 27 août 1891, les chefs d'état-major français et russes signent une convention d'aide réciproque, le 17 janvier 1892. Puis c'est au tour de l'escadre russe de l'amiral Avelane de faire escale à Toulon, en octobre 1893. Enfin, au tour de Nicolas II et de la tsarine Alexandra de débarquer une première fois à Cherbourg, le 5 octobre 1896, et une deuxième fois à Dunkerque, le 17 septembre 1901. En 1891, le titre de la chanson de Louis Ganne fait-il référence à Alexandra que les Français ne connaissent pas encore ? Il se pourrait qu'il fasse allusion à un opéra portant ce titre, récemment créé, et dont l'argument se situe à l'époque de Catherine II.

8 - Christian Marcadet que je remercie m'apprend que ce chanteur d'origine marseillaise s'était fait une spécialité des romances style Chanson des blés d'or, et qu'il avait créé, en 1893, une chanson intitulée Salut aux marins de Russie. Le fait qu'il soit toujours prêt à chanter des chanson revanchardes explique probablement son assiduité à fêter les cérémonies de l'alliance franco-russe.