Musique et société
Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique
Musique et société Articles La chanson populaire au cœur de l´opéra La Chanson du roi de Thulé et la chanson de Magali
LA CHANSON DU ROI DE THULÉ ET LA CHANSON DE MAGALI
(GOUNOD, FAUST : 1859 ; MIREILLE : 1864) »
Problématique : L'aller/retour entre musique savante et musique populaire, et la surprenante fonction « boule de cristal » de la chanson...
L'air que respirent Mistral et Gounod est favorable à la redécouverte, à l'admiration, à la sauvegarde de la chanson folklorique. Le mouvement des nationalités incite les Espagnols, les Ecossais, les Irlandais, les Scandinaves, les Grecs, les Allemands... à recueillir les vestiges sonores de leur passé. Grâce à ceux-ci, ils cernent mieux, ils sont capables d'affirmer plus énergiquement leur identité collective. La France, depuis la création de l'Académie celtique sous l'Empire et la multiplication des recueils de chansons sous la Restauration et la Monarchie de Juillet [Souvestre (1834), Dufilhol (1835), La Villemarqué (1839)], rattrape son retard. La croisade lancée par Nerval en 1842 inspire les instructions officielles de 1845 et 1852. Alors que l'Europe invente l'industrie et le suffrage universel qui ébranlent tous ses repères, elle découvre véritablement l'Histoire, elle s'entiche du Moyen-âge et du XVIe siècle, elle inventorie les richesses de sa mémoire populaire, elle se reconstruit une identité à l'aide de son patrimoine sonore.
Identité nationale, petit peuple et folklore
Les thèses de Herder se répandent. L'esprit et la sensibilité des strates sociales que le progrès n'a pas encore visitées apparaissent, à travers la poésie et la musique dont elles sont les gardiennes, comme incarnant l'âme de la « race » d'une nation. Beaucoup plus que l'art fabriqué des élites, l'art dit premier révèle, croit-on, la sensibilité spécifique d'une nation. L'imaginaire des chantres de la nation et des contempteurs de la civilisation s'en trouve fécondé...
La « Chanson de Magali » et celle du roi de Thulé appartiennent au siècle de Michelet et de Barrès. L'historien républicain consigne dans Le peuple, en 1846 :
Voir ce qui ne paraît aux yeux de personne, c'est la seconde vue. Voir ce qui semble à venir, à naître, c'est la prophétie. Deux choses qui font l'étonnement de la foule, la dérision des sages, et qui sont généralement un don de naturel et de simplicité.
Ce don, rare chez les hommes civilisés, est, comme on sait, fort commun, chez les peuples simples, qu'ils soient sauvages ou barbares.
Les simples sympathisent à la vie, et ils ont, en récompense, ce don magnifique, qu'il leur suffit du moindre signe pour la voir et la prévoir.
C'est la leur parenté avec l'homme de génie...
Le romancier de la Ligue des Patriotes note dans Le Jardin de Bérénice (1891) :
[L'âme populaire] a le dépôt des vertus du passé, et garde la tradition de la race ; en elle,
comme dans un creuset, où tout acte dégage sa part d'immortalité, l'avenir se prépare...
Avec le seul recours de l'inconscient, les animaux prospèrent dans la vie et montent en grade, tandis que notre raison qui perpétuellement s'égare, est par essence incapablede faciliter en rien l'aboutissement de l'être supérieur que nous sommes en train de devenir...
Michelet considère le peuple comme doté d'une sorte de double vue. Barrès l'estime dépositaire de l'identité collective et garant des vertus nationales. Pour ces deux écrivains, le peuple sait d'instinct quel chemin le conduit vers cet être supérieur dont il est l'ébauche.
Le roi de Thulé cherche à alerter Marguerite...
Goethe est loin de partager cette idéologie. Pourtant, lorsqu'il fait sa Gretchen se remémorer la fameuse Chanson du roi de Thulé, il s'en approche. La jeune fille vient de rencontrer Faust. Elle ignore qu'il ne l'a séduite qu'en vertu du pacte diabolique qu'il a conclu. Elle est sensible à ses avances parce qu'elle est pauvre et qu'elle le prend pour un riche seigneur. Elle veut croire en sa sincérité. Pourtant son instinct de conservation - son ange gardien, si l'on veut - veille. Il l'avertit, il la met en garde contre elle-même avant l'irréparable. Goethe aurait pu faire faire, à son héroïne endormie, un rêve prémonitoire. Il préfère lui faire chanter une chanson ancienne qui, comme par hasard, parle de fidélité absolue. Ainsi suggère-t-il à Marguerite l'abîme qui sépare le modèle mythique du roi de Thulé du personnage vivant qu'elle vient de rencontrer. Autrement dit : Marguerite a l'intuition du danger qui la menace. Son inconscient cherche, trouve, éveille dans son subconscient le souvenir d'une certaine chanson : celle la mieux propre à lui ouvrir les yeux. Il a pour rôle de tenter de lui épargner la faute et le malheur.
Une chanson prétendument populaire alerte donc ici l'instinct de conservation que Marguerite, comme chacun de nous, porte en soi. Goethe se souvient-il de l'Othello de Shakespeare où Desdémone, au dernier soir de sa vie, fredonne la « Chanson du saule » ? Réagit-il contre l'Aufklärung et la Révolution française en dotant le peuple d'un inconscient collectif omniscient et ange tutélaire ?
Le Faust de Gounod précède de cinq ans sa Mireille. L'intuition de l'écrivain allemand a dû paraître suffisamment riche à Michel Carré pour qu'en transformant la Mireio de Mistral en opéra-comique, il offre à Gounod une réplique de la scène où Marguerite se souvient du roi de Thulé. Car, si chez Mistral, c'est la vieille Nora qui entonne la chanson de Magali pour soutenir le travail des jeunes filles dévidant les cocons de soie, dans l'opéra, c'est Mireille elle-même qui chante Ô Magali, ma tant aimée. Transfert significatif : l'héroïne de cette chanson se fait successivement anguille, lièvre, rose... pour éprouver celui qui l'aime, et son amoureux répond à chacun de ses changements d'état par une métamorphose telle qu'il peut espérer la rejoindre : lui-même devient pêcheur, puis chasseur, puis abeille... Poursuite heureuse puisque, dans la chanson, par-delà leur mort fictive les amoureux se trouveront réunis. Mais vaine poursuite puisque, dans la fable lyrique, ils ne le seront que par-delà la mort réelle.
Magali avertit Mirelle de l'impossibilité de son amour...
Le père de Mireille, riche propriétaire de Camargue, ne veut en effet à aucun prix d'un pauvre vannier pour gendre. Dans Mireio, la chanson énonce une simple éventualité de catastrophe : Nora joue en quelque sorte le rôle du chœur antique. Dans l'opéra, le fait que Mireille choisisse de dialoguer cette chanson avec Vincent annonce véritablement l'issue tragique de leurs amours. À son insu, sa chanson fonctionne comme celle du Roi de Thulé. « Mireille, fais attention ; ne te laisses pas emporter par ton rêve ; ne prends pas tes désirs pour des réalités : Vincent ne sera jamais ton mari. » Et son inconscient lui murmure cette prémonition : « C'est toi qui, de gré ou de force, t'éloigneras de lui. La brise a beau être parfumée, les étoiles ont beau briller dans le ciel avec plus d'éclat que jamais, un mauvais sort plane sur votre couple. Il vous séparera, et votre histoire finira mal ».
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