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   Musique  et  société

Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique

Musique et société Articles La chanson populaire au cœur de l´opéra La fin d'Aiglon opéra en 5 actes

Cette idée chrétienne du rachat colore la sensibilité française avec une étonnante insistance, surtout depuis la Restauration et les missions de reconquête catholique qui l'accompagnent. Exploitée jusqu'à la corde et même carrément galvaudée, nous la trouvons jusque dans cet Aiglon d'Edmond Rostand qu'Arthur Honegger et Jacques Ibert mettent en musique. Elle est présente aussi dans la Jeanne d'Arc au bûcher de Claudel et Honegger, contemporaine de cet opéra. Présente encore, en filigrane, dans le message du 20 juin 1940 de Pétain, la France est battue parce « l'esprit de jouissance l'a emporté sur l'esprit de sacrifice » ; sa défaite est providentielle : la Révolution nationale aidant, elle lui permettra de se racheter...Que le malheur puisse réveiller l'héroïsme endormi d'une nation est sans doute ce qui conduit ici Honegger à superposer La Marseillaise et Le Chant du Départ. Dieu merci, le compositeur ne s'est soucié ni de savoir si on pouvait entendre ou non ces airs subversifs à Schoenbrunn, ni de vérifier si Napoléon tolérait ou non ces chants républicains : de tels scrupules l'auraient empêché d'écrire l'une de ses meilleures pages lyriques. Mais le fait est là : il occulte, comme la plupart de ses contemporains, la dictature de Napoléon pour ne retenir de lui que l'image du zélateur de la Révolution dont les fanfares de puissance et de gloire ont ébloui Chateaubriand, Hugo et Stendhal... Surtout, depuis l'émergence des partis socialistes et du syndicalisme révolutionnaire et depuis la mise en place du Troisième Reich, bon nombre de Français appellent de leurs vœux le renforcement de l'État et l'intronisation d'un chef à poigne. À en croire Barrès, Napoléon est le type même du « professeur d'énergie » dont la France a besoin pour stopper sa dégringolade. Voilà donc pourquoi, en 1900, Rostand nous remémore la geste napoléonienne et pourquoi, en 1937, La Marseillaise et le Chant du Départ accourent sous la plume d'Honegger pour rappeler nos cœurs de citoyens à l'héroïsme de nos aïeux. Dans sa pièce, avant-dernier acte - scène V. Rostand spécifiait qu'une Marseillaise devait être chantée. Du fait d'Honegger, dans L’Aiglon devenu opéra, le Chant du Départ s'y superpose. Ou plutôt, c'est lui qui commence :

Chant du depart Honegger

Et lorsque les vigoureux accents des trompettes guerrières répercutent du nord au midi, les cuivres de l'Hymne national s'élancent, et l'étendard sanglant fait prétendument trembler tous les ennemis de la France. Cependant, nonobstant ces fanfares de guerre et de victoire, pas plus l'atmosphère de l'opéra que celle de la pièce ne s'en trouve allégée. L'impression est celle d'un désastre total : champ de bataille ensanglanté, conspiration éventée, lamentable rêve d'héroïsme, échec et défaite sur toute la ligne...Le second extrait de l'Aiglon sur lequel je conclurai ma communication est tiré de la dernière page de l'opéra. Nous revoici à Schoenbrunn, dans la chambre même où le Duc se meurt. Il demande qu'on lui apporte son berceau de vermeil dessiné par Prudhon et inauguré lors de son baptême au titre de roi de Rome, et le lit de camp de son père sur lequel il veut s'allonger pour mourir. En outre, il demande à réentendre quelques-unes des chansons de la vieille France dont on le berçait jadis, à la fois pour s'endormir dans l'âme populaire et pour honorer son père qui l'enjoignait de garder toujours en mémoire qu'il était né prince français. La musique, ici, est de Jacques Ibert. Deux voix de femmes se répondent et se relayent. L'une, émue, - celle de Thérèse, la lectrice de Marie-Louise. L'autre, mourante, - celle du Duc de Reichstadt. En effet, Honegger et Ibert ont choisi de perpétuer à l'opéra la convention décidée par Rostand lors de la création de son drame : Sarah Bernardt avait reçu de lui l'honneur écrasant d'incarner l'Aiglon. Donc, comme précédemment, le rôle-titre est tenu par une chanteuse. À sa demande, Thérèse murmure successivement aux oreilles du duc : Il pleut bergère, Nous n'irons plus au bois, Sur le pont d'Avignon, Compère Guilleri...Tout le monde sait qu' Il pleut bergère date des années où Marie-Antoinette jouait à la bergère dans son hameau de Trianon. Les paroles sont de Fabre dit d'Églantine, plus tard engagé en politique jusqu'à finir guillotiné avec Danton et Desmoulins, le 5 avril 1794. La musique, d' Il pleut bergère, est de Victor Simon, violoniste et compositeur de plusieurs opéras-comiques. Leur chanson eut un succès immédiat : Dalayrac la cite dans son opéra Renaut D’Ast. L'origine de Nous n'irons plus au bois... est des plus mal connues. Selon Martine David et Anne-Marie Delrieu, l'air serait composé sur les premières notes du « Kyrie » de la messe De angelis. Mais le regret d'un amour perdu et la multiplication des amourettes de compensation flottent autour de cette chanson, comme le regret de l'économie pastorale autour d' ll pleut bergère. Sur le pont d Avignon est allée en s'affadissant du XVIe siècle à nos jours. Au XVIe siècle, cette chanson se rencontre à Venise avec l'immanquable mention du fameux pont de Saint Bénézet. Dans son conte intitulé La Mule du pape, Alphonse Daudet prétend qu'on dansait sur ce pont inachevé depuis le XIIe siècle parce que les rues d'Avignon étaient trop étroites pour que la farandole s'y déroule commodément. La chanson qui le célèbre s'englue ensuite dans des allusions polissonnes. Par exemple, une allumeuse lance à un quidam qui passe à sa portée cette invite : Baise moi, tandis que tu me tiens Tu ne me tiendras plus guère. Et, sur le pont, la danse va bon train : tout le monde passe et repasse... Naturellement, rien de tel dans la chanson enfantine notée par Du Mersan en 1843. La musique de Compère Guilleri existe, elle, depuis 1810 au moins : Nicolo l'introduit à cette date dans son opéra Cendrillon. Il s'agit d'une chanson manifestement destinée à faire rire les enfants. Elle nous conte les aventures d'un chasseur de perdrix nommé Guilleri. Mais Guilleri est aussi le vieux nom du moineau et de son chant. De la finale en ri de ce mot, l'auteur tire plusieurs effets comiques qui, joints au refrain Carabi titi Carabo toto , amusent habituellement les petits :

Il monta sur un arbre Pour voir ses chiens couri... La branche vint à rompre Et Guilleri tombi... Compère Guilleri, Te lairras tu mouri.

En situation dans notre opéra, ce dernier vers renvoie à la fin bien triste, non d'un moineau, mais d'un aiglon auquel l'effondrement de ses rêves de retour au pays et de son espoir de recommencer l'illustre épopée paternelle donne le coup de grâce... Bref, imaginée pour faire rire, cette chanson harmonisée ici avec discrétion

Guilleri

suscite, dans les circonstances de la mort du duc de Reischstadt, l'émotion inverse : elle nous tire les larmes. En fin de parcours, voici quelques questions :

1°) La façon de recevoir, de chanter, d'utiliser, voire d'arranger la chanson populaire ne change-t-elle pas entre 1800 et 1950 ? D'abord matériau à transformer, à broder, à améliorer, la chanson populaire ne devient-elle pas témoignage précieux, chef-d'œuvre d'art premier qu'on respecte, qu'on harmonise d'une main tremblante ?

2°) Cette sacralisation explique-t-elle que ces chansons que, naguère encore, on chantait à pleine gorge, sur un rythme vif et sans préoccupation esthétique, aillent en se chargeant d'art et de nostalgie ? À l'évidence, elles s'attristent, elles s'alanguissent, elles s'apitoient sur elles-mêmes au fur et à mesure qu'on avance vers la fin du XXe siècle. Je songe à ces Malbrough s'en va-t-en guerre qu'on chantait à tue-tête dans mon enfance avec un entrain de pas de course, et que d'autres comme moi fredonnent aujourd'hui dans un tempo de lenteur et de mélancolie à croire que la déploration du héros décédé endeuille soudain la musique... Chansons désormais gonflées d'émotion, de pleurs retenus, de temps irrémédiablement perdu... Effet de ma propre avancée en âge ? (On sait bien que les vieux ont la larme facile.) Simple réaction devant quelques clichés jaunis retrouvés par hasard, évocateurs d'une sensibilité et d'une sociabilité révolues ?

3°) La mémoire de la chanson populaire a-t-elle son cycle de saisons et sa propre durée de vie ? Chaque époque, chaque société a-t-elle son lot de chansons qui, accompli leur temps (ou leur rôle ?) et épuisée leur efficacité (laquelle ?), glisserait dans l'indifférence et l'oubli ? Mes enfants me suggèrent que les chansons que je tiens pour populaires ne le sont plus du tout pour les 15-25 ans qu'ils côtoient...

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9- Le problème des classes dirigeantes est, on le sait, de garder le contact avec le peuple. N'a-t-on pas vu récemment nos dirigeants chanter à leurs électeurs qui À la pèche aux moules, moules, moules, qui Les feuilles mortes se ramassent à la pelle ?

10- ...Dit d'Eglantine parce qu'en 1775, il avait été primé aux Jeux floraux de Toulouse. L’œuvre littéraire de Fabre est inégale. Outre le calendrier révolutionnaire, on lui doit une suite au Misanthrope de Molière où Alceste, réinterprété en révolutionnaire à la lumière de la sympathie que Jean-Jacques Rousseau éprouvait pour lui, demeure l'antithèse du « ci-devant » Philinte.

11- Ce Carabo toto est parfois complété de Marchand d'Carabas (c'est-à-dire : de brouettes !), ce qui éclaire le nom d'un certain marquis du Chat botté.