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   Musique  et  société

Michel Faure
Son regard sur l'Histoire sociale de la Musique

Musique et société Articles La chanson populaire au cœur de l´opéra Les chansons patoises du mas de Canteloube

LES CHANSONS PATOISES DU MAS DE CANTELOUBE (1929)
ET DU CANTEGRIL DE ROGER-DUCASSE (1930)

 

Problématique : Ô folklore ! Que de crimes sont commis en ton nom !

 

La nostalgie de l'ordre immuable des champs ne cesse d'inspirer la littérature et les beaux-arts entre 1848 et 1945. L'un des représentants les plus spectaculaires de cette idéologie esthétique en musique est Marie Joseph Canteloube de Malaret (1879-1957). Fils d'une vieille famille de propriétaires terriens du Lot, Canteloube fait ses études musicales à la Schola Cantorum. Vincent d'Indy, Charles Bordes, Déodat de Séverac, tous régionalistes convaincus, sont ses maîtres. De ce dernier, l'apprenti compositeur reçoit ce conseil :

Faites comme moi, mon vieux ! chantez votre pays, votre terre ! Je le fis et commençai à recueillir les chants traditionnels de l'Auvergne et du Quercy. Pris par leur charme, leur poésie, leur grandeur et leur beauté, sentant ou devinant tout ce dont ils étaient imprégnés, je me livrais tout entier à cette collecte que j'étendis à toute la France.

Le félibrige et le retour à la terre...

(acte II sc. 2) : tout ou presque y conspire pour que les vacances qu'il vient de passer dans sa campagne natale l'induisent à s'y réinstaller. La terre, surtout celle de l'Auvergne (celle de l'Arverne) est pour Joseph Canteloube l'âme même de la patrie. Cette déclaration faite à propos de Vercingétorix est éloquente :

les thèmes principaux [de cet opéra] viennent d'un chant populaire de l'Auvergne qui se chantait à la saint Jean.

Vercingétorix Canteloube

Je le présente dès la 6e mesure de la partition, déformé comme rythme, afin de lui donner le caractère religieux. Il symbolise pour moi la patrie, l'Arvernie, pays de Vercingétorix. La Gaule vaincue utilise ce thème, mais renversé. Ce thème A m'est précieux. Il me donne les notes initiales de la Marseillaise, ce qui précise de curieuse manière le symbole.

Faut-il s'en étonner ? Les œuvres consacrées à Vercingétorix et à Jeanne d'Arc foisonnent dans les années qui précèdent la défaite de 40, comme si notre pays, plutôt que d'applaudir le Front populaire d'augmenter le budget de la Défense, souhaitait faire étalage d'un patriotisme verbal d'autant plus ostentatoire que bien des nantis espèrent que se reproduiront les divines surprises de Sedan et de la Semaine sanglante...

L'Auvergne, emblème de la résistance : de Vercingétorix à Pétain...

La figure de Vercingétorix est emblématique. Non seulement Vercingétorix est l'homme de la résistance aux légions romaines dont le salut est exactement celui des soldats d'Hitler, mais il est l'homme de ces montagnes de l'Arverne où le gouvernement de Vichy prétendra faire battre à nouveau le cœur éternel de la France. Logique avec soi-même, Canteloube rejoint Vichy dès 1941 : ses idées fraternisent avec celles de la révolution nationale. Demandes d'audiences, conférences, arguments à l'appui, il se dépense pour que le chant folklorique entre à l'école primaire. Il obtient gain de cause. Fidèle au déterminisme périmé de Taine, il soutient que la variété des paysages de notre hexagone national explique que le folklore français soit - c'est du moins ce qu'il prétend - le plus riche d'Europe.

À très peu de distance la nature des roches et l'aspect du paysage se modifient totalement avec la formation géologique, (de la même façon) les systèmes harmoniques du folklore deviennent tout différents dès que les sources humaines ont changé,

précise Canteloube. Pense-t-il comme Georges Migot que « la quinte exprime la montagne, la sixte la plaine, et la tierce l'eau, la mer » ? Peut-être. Quoi qu'il en soit, il demeure fidèle aux thèses romantiques de l'adéquation du chant populaire et du génie collectif du peuple. Et il pourrait bien avoir été tenté par cet Ordre Nouveau auquel les Collaborateurs auraient aimé que la France se rallie. Le fait d'avoir entendu un laboureur du Cantal chanter ce thème pastoral et beethovénien s'il en est :

thème pastoral

l'a convaincu qu'une certaine communauté de folklore existe entre la France et l'Allemagne.

L'amour du folklore est rarement innocent. Chez tel ou tel, je soutiendrais même que le facteur qui en déclenche le goût est d'ordre idéologique. Le félibrige s'est nourri de nostalgie et de vision sociale réactionnaire.

R. Ducasse : de la nostalgie aux pires opinions droitières

Le cas de Roger-Ducasse est éloquent. Son goût pour les chansons patoises déborde la musique ; il est à mettre en rapport avec ses opinions d'extrême droite, son credo politique allant jusqu'à l'antisémitisme le plus forcené... Créé à Paris le 9 février 1931, le Cantegril de Roger-Ducasse porte à la scène lyrique le roman de Raymond Escholier. Il reste manifestement fidèle au réalisme de Louise, mais les « cris » du village ariégeois de Roger-Ducasse prétendent visiblement corriger les fameux Cris de Paris de Charpentier, coupables, eux, de militer pour la ville et pour l'émancipation de la femme. Bref, pas de véritable intrigue dans ce Cantegril pour notables arcboutés contre tout ce qui pourrait ébranler les us et coutumes des villageois de la France éternelle ! On s'y complaît dans le tableau de genre, la paillardise, la bondieuserie, les superstitions, les coups de mains et les attablées de coudes levés. Une certaine idée du Français type à lever le cœur... En revanche, ici ou là, non sans poésie lorsque la mise en forme n'écrase pas les chants dont il s'inspire, le compositeur superpose avec ingéniosité trois ou quatre fredons populaires, en français ou en langue d'oc. On réentend ainsi avec plaisir Melchior et Balthazar sont partis d Afrique ou Se cantos que cantos (sic), ou encore cette chanson de laboureur dont les allusions graveleuses ne passent pas inaperçues :

chanson de laboureur

Moralité :

1°) Aussi admirable qu'il ait pu être à certains égards, aussi réussies que soient les œuvres d'art qu'il nous a léguées, le passé empoisonne dès lors qu'on choisit de ressusciter son cadavre plutôt que de parier sur l'avenir.

2°) Le peuple évolue, la chanson populaire se renouvelle. L'amour du folklore risque d'être pernicieux s'il n'est qu'amour du peuple de jadis à travers son expression sonore.